Transition énergétique : L’impasse industrielle française
Transports, énergie, sidérurgie… La politique du gouvernement se réduit à des interventions d’urgence pour tenter de sauver l’emploi, incapable de relever les défis de l’après-pétrole.
dans l’hebdo N° 1420 Acheter ce numéro
C’est une pièce de théâtre française rodée. Alstom annonce la fermeture de son usine de Belfort, avec destruction de 450 emplois dans la construction de locomotives pour le fret ferroviaire : émoi en France, un « champion » industriel national est à la peine. Le gouvernement entre en ébullition : « Hors de question que le site ferme », clame Manuel Valls. La direction de l’entreprise est tancée pour la brutalité de l’annonce et, dans une période électorale très délicate, on peut s’attendre à ce que le gouvernement dégaine une aide d’urgence.
Un scénario assez similaire à celui écrit par PSA en avril 2012 : après avoir obtenu (conjointement avec Renault) une aide de 6,5 milliards d’euros contre promesse de ne fermer aucun site de production et d’investir dans l’innovation, le groupe français annonce juste après la présidentielle la fermeture de son site d’Aulnay – 8 000 emplois touchés. C’est l’échec du redressement, innovation comprise. « PSA a un retard traditionnel en la matière », souligne Yannick Jadot. Bruxelles a montré qu’en 2012 l’entreprise avait investi 2,4 milliards d’euros en recherche et développement, soit deux fois moins par voiture produite que le champion Volkswagen. « Pas étonnant, poursuit l’eurodéputé EELV, pourquoi faire des efforts puisque le gouvernement n’a eu de cesse depuis des années de soutenir le diesel, fer de lance des modèles de PSA ? » Alors que le désamour est désormais amorcé auprès du public français, sensible aux graves dommages sanitaires causés par le diesel, dont les ventes sont tombées de 75 % à 52 % en cinq ans, le groupe français apparaît à la traîne. « Avec la Yaris, modèle hybride, Toyota a dix ans d’avance dans les véhicules “propres” sur nos constructeurs nationaux. Et, construite en France, elle contribue à l’activité industrielle et à l’emploi. »
Le virage du véhicule électrique, tant vanté par la loi de transition énergétique, est déjà bien mal négocié. « La subvention à l’achat d’une voiture n’est qu’une aide de niche, critique Pascal Canfin, directeur du WWF. Il n’y a pas de stratégie ni d’investissements structurants pour basculer vers la mobilité électrique. »
Ainsi des bus : le chinois BYD est le mieux positionné sur le marché français, il vient d’obtenir la mise en test de l’un de ses modèles électriques par la RATP, qui vise la conversion écologique de son parc de 4 500 bus en région parisienne d’ici à 2025. « Cette percée n’est pas à mettre au compte d’un dumping, mais de l’innovation », constate Yannick Jadot. À partir de 2003, cet industriel autrefois spécialisé dans les batteries a décidé d’investir le marché des véhicules électriques, dont il ambitionne de devenir le numéro un mondial.
Dans le même temps, le gouvernement annonçait un plan d’amélioration… des autoroutes ! Un milliard d’euros, financés par une augmentation des péages, ainsi que par les collectivités. D’ordinaire, le gouvernement fait payer les sociétés exploitantes en échange d’une rallonge de leurs concessions. Un petit pas vers la récupération par les pouvoirs publics de ces usines à cash ? Après le fiasco de l’abandon de l’écotaxe « poids lourds » il y a deux ans, la ministre de l’Écologie, Ségolène Royal, avait suggéré qu’une ponction sur les péages autoroutiers compense le milliard d’euros qu’aurait rapporté cette fiscalité sur le fret par camion, pour financer des infrastructures de transports plus écologiques que la route.
Le plan d’amélioration fait exactement le contraire, montage dont le but avoué est d’épargner au gouvernement de longues négociations avec les sociétés exploitantes. Son espoir : le lancement rapide de travaux pour créer « 5 000 emplois » dès 2017, et avant la présidentielle. Pascal Canfin est choqué. « La négociation aurait pu au moins porter sur la création d’un réseau de bornes de recharge pour soutenir l’essor des véhicules électriques ! Zéro contrainte pour les constructeurs automobiles et les sociétés autoroutières, c’est le degré zéro de la politique industrielle. »
Le cas Alstom est dans la continuité de ces contresens, se désole Martine Billard, coprésidente du Parti de gauche. « Les gouvernements successifs ont saboté le fret ferroviaire en favorisant le mode route, le plus destructeur pour le climat. » Et le cannibale du secteur, avec près de 90 % des tonnages transportés. Le rail, lui, est tombé à moins de 10 %. Il était à 14 % en 2007 quand le Grenelle de l’environnement visait 25 % en 2022 – niveau où se situe aujourd’hui l’Allemagne, contrepoint classique de la France en matière de politique industrielle. « Un sabotage », juge Martine Billard, alors qu’Alstom Belfort dépendait essentiellement des commandes des collectivités publiques, dont l’État, par ailleurs actionnaire de l’industriel à hauteur de 20 %.
Le Parlement européen a adopté en juin dernier une résolution appelant la Commission à stimuler la compétitivité du secteur européen de l’équipement ferroviaire par des commandes publiques. « Cette résolution ne doit pas rester lettre morte, nous nous mobiliserons pour que l’Union européenne définisse une vision plus stratégique et offensive en matière de politique industrielle », lançaient la semaine dernière les eurodéputés socialistes français, qui ne semblent guère croire que l’Union puisse sauver Belfort.
Le secteur de l’énergie subit les mêmes atermoiements, notamment dans les renouvelables, où la France a déjà raté plusieurs coches. -L’Allemagne, le Danemark ou -l’Espagne, grâce à des politiques très incitatrices, ont suscité l’émergence d’industriels de poids. En France, Areva, en pleine restructuration, vient de confirmer la vente à l’allemand Siemens de son département « éoliennes » – qui n’était encore que balbutiant tant le nucléaire reste hégémonique pour l’industriel surendetté. Idem pour Alstom, qui a lâché cette même activité de construction à General Electric en novembre dernier. « L’installation de parcs éoliens en France échappe donc à toute orientation industrielle nationale », constate Martine Billard.
Avec le photovoltaïque, la politique de Gribouille atteint un sommet. Deux ans après avoir enfin mis en place des incitations financières performantes, le gouvernement Fillon décide un moratoire brutal en mars 2011 : l’inflation des installations solaires, qu’il n’a pas vue venir, pèserait trop sur les budgets. Bilan : plus de 10 000 emplois détruits en quelques mois, essentiellement dans le tissu des PME qui avaient investi dans le photovoltaïque. À rebours de la plupart des pays du monde, où le secteur est souvent un des plus dynamiques en matière d’embauche. Un rapport de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) estime qu’une réorientation économique et industrielle guidée par la limitation du réchauffement planétaire à 2 °C pourrait créer 800 000 emplois en France, dans l’isolation des bâtiments, l’agriculture, les transports, l’énergie…
En mars 2015, EDF, forteresse du nucléaire dont l’État détient la majorité des parts, -décidait d’abandonner sa filiale Nexcis, spécialisée dans un procédé unique au monde de fabrication de cellules photovoltaïques à bas coûts. « La pire des caricatures », fustige Martine Billard. La France, qui dispose du 2e potentiel en énergies renouvelables dans l’UE, est le seul pays, avec les Pays-Bas, à n’avoir pas atteint son objectif intermédiaire de déploiement, en 2012. La part des renouvelables culmine aujourd’hui en France à 14 % : l’objectif de 23 % en 2020 est hors de portée.
Liquidation de la filière pâte à papier, fermeture en juin dernier de l’usine Ecopla, premier fabricant européen de barquettes aluminium (recyclables à l’infini) et dont les salariés n’ont pas obtenu du gouvernement le soutien pour une reprise en coopérative, etc. « Ce n’est pas faute de disposer de compétences reconnues dans le monde, analyse Yannick Jadot. Le problème français tient à des politiques publiques pensées par des fonctionnaires, où l’État désigne la “bonne technologie”, déploie des “champions” industriels pour la développer, et les fait vivre par la commande. Et quand ça ne va plus, c’est l’État, c’est-à-dire le contribuable, qui finit par payer la casse. »
Martine Billard accuse une absence de volonté politique, relevant qu’entre 1980 et 2013 le poids de l’industrie dans l’économie nationale est passé de 24 % à 11,5 %, avec une augmentation des importations (et du déficit de la balance commerciale) et des émissions de CO2 induites. « Alors que la France a développé un écosystème favorable à l’économie numérique, on en est encore très loin dans les activités industrielles nécessitées par la transition énergétique », estime Pascal Canfin. Or, toutes les expériences montrent qu’il est indispensable de faire émerger des pôles industriels nationaux forts dans le domaine. « La voie adoptée en France est à l’opposé », résume Martine Billard.