Un subtil hidalgo

La compagnie des Dramaticules adapte le roman-fleuve de Cervantès. Un Don Quichotte qui interroge les mécanismes de la foi autant que l’institution théâtrale.

Anaïs Heluin  • 7 septembre 2016 abonné·es
Un subtil hidalgo
© Photo : Jean-Louis Fernandez

Peut-on être fidèle à un roman dans une forme théâtrale ? Est-il possible de condenser 1 500 pages en deux heures ? Comme les échecs d’Orson Welles et de Terry Gilliam au cinéma le laissent penser, n’y a-t-il pas une malédiction Don Quichotte ?

Après une vraie-fausse introduction d’un régisseur expliquant le rôle des feuilles avec tête de mouton distribuées au public avant son entrée en salle, le Don Quichotte des Dramaticules s’ouvre avec une série de questions sur la démarche de la compagnie. Déjà en armure, alors que Julien Buchy (Sancho Panza) est encore en tee-shirt, Jérémie Le Louët en Don Quichotte fait tourner court ce simulacre de présentation publique du projet. Brèves et creuses, prononcées de mauvaise grâce, ses réponses aux comédiens dispersés parmi les spectateurs donnent le ton du spectacle. Drôle et critique. Impertinent.

Mise en abyme habile quoique classique, ce préambule dit toute la liberté qu’a prise la compagnie des Dramaticules avec le texte original. Comme elle le fait depuis dix ans avec des œuvres classiques diverses, mais toutes dominées par un héros aux ambitions et à la violence démesurées, au langage fou et au grotesque assumé.

C’est en toute logique qu’après le Macbett de Ionesco, le Richard III de -Shakespeare, Le Horla de Maupassant, Ubu roi d’Alfred Jarry et un heureux détour du côté de l’écriture collective avec Affreux, bêtes et pédants (2014), une satire de la vie culturelle française, la compagnie de l’auteur et comédien Jérémie Le Louët s’empare de l’œuvre de Miguel de Cervantès, sans se priver de couper là où elle en a envie. Le plus souvent dans les rares passages vraiment connus du roman-fleuve.

La fameuse scène des moulins, par exemple, est interrompue en son milieu. « Je sais que… c’est la scène que vous attendiez depuis le début, mais sincèrement euh… J’ai la voix cassée, la gorge sèche… Tenez, regardez-moi, touchez-moi : je suis froid comme une pierre ! », prétexte Jérémie Le Louët avant de se désolidariser de son personnage. « Je suis seulement un metteur en scène qui ne sait pas du tout comment finir son spectacle », dit-il. Peu crédible de la part d’un artiste spécialisé dans la confrontation avec les monstres sacrés de la littérature ! Dans un jeu très brechtien, les comédiens de ce Don Quichotte laissent deviner derrière les aventures pseudo-chevaleresques de leurs protagonistes les doutes des artistes. Leurs ennuis dus à la frilosité de l’institution et à la baisse constante des budgets de la culture.

L’œuvre de Cervantès n’est pas pour autant un prétexte à la critique du milieu théâtral. Si les membres des Dramaticules prennent plaisir à se plaindre de tout, et souvent de n’importe quoi, c’est dans le pur esprit de Don Quichotte, qui dans l’Espagne du XVIIe questionnait indirectement la toute-puissance de l’Église catholique et de la noblesse. En même temps que le pouvoir de la littérature.

Dans un décor style récup’, Jérémie Le Louët et Julien Buchy sont de touchants timbrés qui remettent en cause tout ce à quoi ils touchent. Juchés sur leur cheval et leur âne de bois à pédales, ils sont au carrefour des chimères de Don Quichotte, de Sancho et des folies contemporaines. Entre autres, celles de l’extrémisme religieux et de l’exclusion.

Le croisement des époques culmine lors de la projection du film tourné au début du spectacle. Un travelling montrant les spectateurs brandir devant leur visage les dessins naïfs de têtes de moutons, tandis que Don Quichotte se lance dans une énumération des héros de romans de chevalerie qu’il croit reconnaître. Devant la façade du château de Grignan (26), où la pièce a été créée, la collision était aussi royale que joyeuse. Elle devrait l’être tout autant en salles, lors de cette rentrée théâtrale bien chargée.

Don Quichotte, du 8 septembre au 9 octobre au Théâtre 13-Seine, Paris XIIIe, 01 45 88 62 22. Le 14 octobre au Théâtre Jean-Vilar, à Vitry-sur-Seine (94). Du 3 au 5 novembre au Théâtre de Châtillon (92). Tournée complète sur www.dramaticules.fr

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