Bob Dylan, le triomphe de la « musique verbale »
Si le chanteur récuse le titre de poète qui lui fut parfois attribué, les textes de ses chansons livrent pourtant bien une « expression poétique ».
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Bob Dylan, prix Nobel de littérature… Même si on avait déjà plusieurs fois mentionné le nom de « l’artiste qui enregistre pour les disques Columbia » (c’est ainsi qu’il est présenté à chacun de ses concerts) comme possible prétendant à la distinction, son attribution en 2016 – l’année des cinquante ans de la sortie de son chef-d’œuvre Blonde on Blonde – peut quand même étonner.
Certes, le chanteur, auteur prolifique, aura bien, à certains moments de sa carrière, « créé dans le cadre de la grande tradition de la musique de nouveaux modes d’expression poétique » – la justification donnée par le comité du Nobel. Il aura, avec quelques autres comme Leonard Cohen ou Van Morrison, apporté très tôt à la musique populaire anglo-saxonne une profondeur inédite, écrivant des paroles qui parlaient d’autre chose que de filles et de voitures, thèmes de la plupart des chansons rock’n’roll ou pop composées à la fin des années 1950 et au milieu des années 1960. Il a publié en 2004 un premier volume, toujours sans suite en français, d’une auto-biographie (Chroniques, volume 1, Fayard) captivante et stylée. En 1966, il avait aussi écrit Tarantula, un recueil de poèmes en prose qui, malgré quelques -fulgurances, n’a pas grand intérêt.
Cependant, la contribution de Bob Dylan à un supposé « rock littéraire », une définition à laquelle on l’associe couramment et dont il serait l’un des initiateurs avec Lou Reed, est aujourd’hui quasiment nulle. L’ancien folksinger, nourri aux disques de blues country « roots » des années 1930 ou 1940, quand il se décide encore à composer, ce qu’il ne fait plus -qu’épisodiquement, chercherait plutôt à retrouver la rusticité de ton des pionniers de la musique américaine, se concentrant désormais sur la narration pure sans utiliser de formules alambiquées ou de phrases à tiroir comme il le faisait naguère. Il écrit bien, de façon parfois astucieuse, mais sobrement.
Il est assez amusant, enfin, de constater que Bob Dylan vient d’obtenir le Nobel de littérature alors qu’il n’a pas écrit un seul texte de ses deux derniers albums, qui sont constitués de standards « crooner » déjà interprétés dans le passé par Frank Sinatra.
On suppose donc que ce n’est pas la maigre œuvre actuelle d’un Dylan septuagénaire – il a fêté ses 75 ans en mai dernier – qui lui a fait obtenir la récompense, mais bien l’énorme masse de chansons, 500 au minimum, qui l’avait précédée, là où son « expression -poétique », mise en avant par les jurés du Nobel, est la plus évidente et défendable.
L’auteur-compositeur-interprète « voix de sa génération », comme le présentait sa maison de disques dans les années 1960, n’a pourtant jamais revendiqué le statut de poète. « J’aimerais bien dire que j’en suis un. J’aimerais bien me considérer comme un poète, mais à cause de tous les pleurnichards qu’on dit poètes je ne peux pas », expliquait-il lors d’une interview donnée en1966, époque où le qualificatif de « poète du folk » ou de « poète du rock » lui était fréquemment attribué.
La meilleure définition de son art, c’est le journaliste Robert Shelton, auteur de l’excellente biographie No Direction Home (traduite en français sous le titre Bob Dylan, sa vie et sa musique, Albin Michel), qui l’a donnée. Selon lui, Dylan fait de « la musique verbale ». Et effectivement, en mettant sur un pied d’égalité, écriture, mélodie, arrangement musical et phrasé vocal appuyant sur certains mots plus que sur d’autres, c’est un mode d’expression unique qu’il a créé, s’inscrivant à la fois dans le prolongement du « storytelling », narratif des vieux chanteurs de blues ou de folk traditionnels et dans la continuité des auteurs de la Beat Generation, Allen Ginsberg surtout, pour qui flow, innovation poétique et rythme étaient indissociables.
Influencé, curieux de tout (il pillait allégrement les bibliothèques et les discothèques de ceux qui l’avaient accueilli lors de son arrivée à Greenwich Village), Dylan a rapidement trouvé ses propres marques textuelles. Dès son second album, Freewheelin’ (1963), l’un de ses seuls disques réellement « engagés » politiquement avec The Times They Are A-Changin’, qui allait suivre peu après, son imagerie et son ton si personnel se mettaient en place.
Par la suite, ses évolutions seraient diverses, larges, contradictoires. Il allait chanter des choses magnifiques (« Mon amour parle comme le silence/sans idéaux ni violence », « Love Minus Zero/No Limit »), se montrer souvent vachard (« Tu dis avoir perdu la foi/Le problème n’est pas là/Tu n’as pas de foi à perdre/et tu le sais bien », « Positively 4th Street »). Il allait cultiver l’absurde (« Einstein déguisé en Robin des Bois/avec ses souvenirs dans une malle », « Desolation Row ») et bien souvent retranscrire de façon minutieuse la complexité et l’âpreté des relations amoureuses ou humaines (les albums Another Side of Bob Dylan ou Blood on The Tracks quasiment en entier).
À l’heure où les jurés du Nobel honorent les écrits de Bob Dylan, on se demande si ceux qui se disent tellement choqués par l’attribution du prix à quelqu’un qu’ils ne considèrent pas comme un homme de lettres ont pris le temps de lire ou d’écouter les textes de ses chansons. La virulence de leurs réactions, leur hostilité, rappelle celle des publics européens qui, il y a cinquante ans, au printemps 1966 plus exactement, avaient hué le chanteur, lui reprochant d’être passé du folk au rock, musique dite commerciale, et d’être monté sur scène avec une guitare électrique. La tournée avait débuté à Stockholm…