Éloi Laurent : « La compétitivité est une notion dangereuse »
Les défenseurs d’une conversion sociale-écologique de l’économie ont des arguments solides face aux fausses certitudes défendues par les libéraux, assure Éloi Laurent.
dans l’hebdo N° 1424 Acheter ce numéro
Voilà un économiste qui combat farouchement la prédominance de sa propre discipline dans les discours politiques. « L’économisme », sous les atours de la scientificité, popularise selon Éloi Laurent des « mythologies » propagées par la pensée néolibérale. L’économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), professeur à Sciences Po et à l’université de Stanford, leur oppose une approche empirique qui réhabilite des idées battues en brèche par les économistes libéraux. Au premier rang desquelles celle d’une transition écologique ambitieuse.
Comment décririez-vous le capitalisme tel qu’il évolue aujourd’hui, avec la révolution numérique ?
Éloi Laurent : Pour aller vite, nous avons connu un capitalisme de type fordiste jusque dans les années 1970, puis l’entrée dans un capitalisme hyper-financier. Aujourd’hui, nous basculons dans une troisième ère, que j’appelle dans mon livre le « capitalisme de passager clandestin ».
L’économie numérique est présentée comme une source d’innovation censée relancer la productivité et donc la croissance. En réalité, les entreprises du secteur « tech » telles qu’Uber, Airbnb, etc. ne reposent que marginalement sur des innovations technologiques et n’en génèrent que peu ou pas du tout : elles s’appuient surtout sur des innovations financières et fiscales qui leur permettent notamment d’échapper largement à l’impôt. Pour ce qui est de leur stratégie économique, il s’agit d’un bon vieux dumping social : Uber, par exemple, casse les prix du secteur du transport urbain de personnes pour tuer la concurrence et augmenter ses tarifs ensuite. Je ne vois ici aucune nouveauté.
En outre, en guise « d’économie du partage », je parlerais plus volontiers d’économie du parasitage. Amazon, par exemple, ne pourrait pas -distribuer ses paquets sans les réseaux de La Poste. S’il n’y avait pas les services publics et les biens communs, elle ne pourrait pas mener son activité privée. Tout ça, sans respecter les règles du jeu fiscal. C’est cela, le « capitalisme de passager clandestin » : privatiser les biens communs puis refuser de contribuer aux dépenses sociales.
Par ailleurs, la croissance induite par cette nouvelle économie réside en une extension de la sphère marchande sur le domaine privé, non en une intensification de l’innovation. L’espace privé devient un espace marchandisé : les appartements deviennent des hôtels, les voitures des taxis, les conseils amicaux des recommandations d’achat, etc. Même l’information et la communication censées être au cœur de ces entreprises me paraissent douteuses : il s’agit surtout d’exploiter le marché du narcissisme et de la solitude, bien plus que de faire fructifier la connaissance et l’échange. C’est extrêmement problématique pour les relations sociales comme pour l’activité économique.
Faut-il accompagner ce changement de modèle en créant un revenu « universel » ou d’« existence », comme le réclament beaucoup de gens, notamment à gauche ?
De manière générale, je suis d’avis qu’il faut domestiquer ce qui relève pour moi de nouvelles stratégies managériales plutôt que de s’adapter à leurs desiderata. L’auto-entrepreneur, par exemple, est en réalité un auto-exploiteur, il exploite son temps de loisir et souvent sa santé. Le conflit social est ainsi effacé : comment se révolter contre soi-même ? Comment faire une auto-grève ? Faut-il vraiment caler les services de protection sociale sur ce modèle ? Au contraire, je pense qu’il faut réintégrer tout ce précariat « néotechnologique » dans une forme de salariat stable. De même, je réfute l’idée selon laquelle nous serions en train d’assister à « la fin du travail salarié ». La réalité, c’est que, depuis dix ans que les innovations technologiques s’accélèrent, la part des emplois non salariés en France a progressé de 9 % à 10,5 % (pour retrouver aujourd’hui exactement son niveau d’il y a vingt ans). La mort du salariat n’est, semble-t-il, pas pour demain. En fait, ce n’est pas notre modèle social qu’il faut adapter, mais notre modèle fiscal. Il faut trouver des moyens de contraindre Airbnb, Uber, Google, etc. à participer au modèle social dont ils bénéficient.
La robotisation, pourtant, est censée détruire massivement des emplois…
Cela relève de ce que j’appelle dans mon livre une « mythologie économique ». Une célèbre étude de 2013 nous disait que 50 % des emplois seraient menacés par la robotisation d’ici à vingt ans. Une nouvelle étude de l’OCDE distingue les tâches automatisables des emplois automatisables, et conclut que la part des emplois menacés en France est de 9 %. Ce n’est pas rien, mais nous ne sommes pas devant une vague qui va tout emporter avec elle.
Ce qui est frappant, c’est la force de ce discours économique ambiant. Il présente toutes ces évolutions comme inévitables, certaines prouvées scientifiquement… La « fin du salariat », selon moi, est une propagande néolibérale pure et simple qui vise à expliquer que la sécurité de l’emploi stable, désormais, n’est plus possible pour personne. Si vous répétez cela suffisamment fort et longtemps, vous aurez des gens terrorisés, prêts à accepter des conditions de travail indignes et qui ne demanderont jamais d’augmentation de salaire. Tous ces discours sont toxiques et nocifs, et ils reposent très souvent sur des travaux fragiles qu’il faut absolument aller voir de près avant d’en propager les conclusions comme des vérités d’Évangile.
Faut-il réhabiliter la question de la réduction du temps de travail, comme cela semble s’esquisser chez une partie de la gauche ?
Je ne suis pas forcément favorable, dans les conditions économiques et sociales actuelles, au passage à 32 heures, mais c’est un sujet qu’il faut débattre publiquement, sans nier le bilan des expériences passées. Plusieurs études robustes ont montré que ce sont au minimum 350 000 emplois qui ont été créés avec les 35 heures. Ce qui n’est pas négligeable quand on constate les dégâts sur l’emploi de la prétendue « politique de l’offre » menée depuis quatre ans [notamment avec le CICE, voir Politis n° 1420, NDLR].
Au fond, la certitude sociale à avoir, c’est que le travail, dans toute société, est partagé. Il l’est de façon subie ou de façon choisie. La question est donc de savoir comment nous pouvons choisir une répartition utile et bénéfique du travail. En baissant les cotisations sociales, en les supprimant, et, si oui, pour quel type d’emploi ? Les arguments de Dominique Méda sur cette question me semblent tout à fait intéressants.
Le Front de gauche faisait figurer à son programme en 2012 la promesse d’un Smic à 1 700 euros. Est-ce crédible et réalisable ?
Je n’aime guère le terme de « crédible », qui laisse entendre que toute proposition politique doit passer au crible de la « science économique » pour avoir droit de cité. Réalisable, certainement. Et potentiellement bénéfique, oui, à certaines conditions. Les économistes conventionnels ont longtemps voulu faire croire que le salaire minimum avait des coûts astronomiques en matière d’emploi. En réalité, de nombreuses études montrent que le salaire minimum n’a pas d’effet négatif sur l’emploi et qu’il permet en revanche de réduire fortement les inégalités. Il se trouve qu’en France, même si nous avons moins d’inégalités de revenus que dans d’autres pays, nous avons un vrai problème de travailleurs pauvres.
Les libéraux répondent que, pour lutter contre le chômage, il faut améliorer la compétitivité des entreprises en baissant le coût du travail. Qu’en pensez-vous ?
Résumer la compétitivité au coût du travail est une conception qui date du XIXe siècle. La capacité d’une économie à bien figurer dans la concurrence mondiale réside évidemment dans d’autres facteurs : les infrastructures, la qualité de vie au travail, la formation de la main-d’œuvre, les services publics, les services sociaux… À force de faire de la compétitivité l’alpha et l’oméga de l’économie européenne, nous nous sommes enfermés dans un jeu à somme nulle, où ce qui est gagné par les uns est perdu par les autres. Il n’y a plus de culture de coopération, seulement un culte de la discipline. Cela donne une zone sinistrée économiquement depuis presque quinze ans et désormais en grave crise politique. Nous n’arrivons pas à inventer un modèle de développement qui soit créateur d’emplois, car nous avons exacerbé la concurrence sociale et fiscale. Nulle part ailleurs dans le monde, l’impôt sur les sociétés n’a baissé autant que dans l’Union européenne, et, pourtant, qui peut dire que cela a créé des millions d’emplois ? La compétitivité est une notion économiquement dangereuse et politiquement mortelle.
On nous explique a contrario que, « dans un monde imbriqué », il serait illusoire de mener une politique de relance par la demande, en augmentant par exemple les minima sociaux ou les salaires…
Tout dépend du moment. Lorsque l’activité bat son plein, que les emplois sont créés par millions et que les taux d’intérêt et l’inflation sont élevés, cela n’a aucun sens de vouloir relancer l’économie. Être « keynésien », c’est reconnaître que l’on ne peut pas être keynésien tout le temps. Il se trouve qu’en ce moment nous sommes dans une phase de quasi-déflation. Depuis huit ans, nous avons empilé les erreurs économiques élémentaires : nous avons mis en œuvre, en Europe, une austérité coordonnée au moment où il y avait un ralentissement considérable de l’activité. Le résultat est catastrophique. Il suffit de comparer les taux de chômage aux États-Unis et en Europe pour constater ce qu’est, d’un côté, une politique keynésienne et, de l’autre, une politique absurde. En 2009, il y avait le même taux de chômage aux États-Unis et dans la zone euro (9,5 %). Aujourd’hui, les États-Unis sont descendus à 5 %, tandis que, dans la zone euro, nous sommes à 10 %.
Nous avons actuellement des taux d’intérêt extrêmement faibles (voire négatifs), une inflation faible et un sous-emploi massif. Dans cette situation, il est judicieux pour la puissance publique d’investir. Il faut donc, tout de suite, desserrer le carcan des critères budgétaires européens, avant de les abandonner pour de bon. Ensuite, a-t-on sous la main un projet intelligent d’investissement public favorable au développement humain ? Oui : cela s’appelle la transition écologique. Puisque nous sommes obligés de faire évoluer nos systèmes de production vers une économie bas carbone pour éviter la catastrophe climatique, autant en faire un levier pour l’emploi. La solution à mon sens est là.
Est-ce la leçon à tirer de l’exemple suédois, qui a fait peser sa fiscalité sur la pollution ?
Ce que la Suède a choisi de faire, avec d’autres pays nordiques, et dès les années 1990, c’est une véritable réforme structurelle sociale et écologique. Ils ont fait basculer les impôts des biens vers les maux. Du travail et des revenus vers la pollution. Aujourd’hui, la taxe carbone suédoise se monte à 120 euros la tonne de CO2. Cette réforme fiscale n’a pas empêché la Suède de créer des centaines de milliers d’emplois et d’avoir une activité économique fleurissante tout en réduisant fortement ses émissions de CO2.
C’est un exemple intéressant, car la « compétitivité » suédoise a fait de la question écologique une force, alors qu’elle nous est constamment présentée comme un frein. Nous avons au contraire de bonnes raisons de penser que plus le niveau de contrainte environnementale est élevé, plus cela stimule l’innovation. Il faut trouver de nouvelles idées pour faire des économies d’énergie, favoriser l’efficacité énergétique, etc. La contrainte est donc féconde. En se donnant des contraintes intelligentes, la Suède a réussi à se développer.
On nous explique aussi que la Suède a fait décoller sa croissance économique en 2015 (4,5 %) grâce à son plan d’accueil des migrants.
C’est le summum de l’indécence. L’idée selon laquelle la contribution que nous attendons de ces pauvres gens qui ont survécu au double enfer de la guerre et de la migration est une augmentation du PIB est choquante. Sous couvert d’essayer de rassurer les pays qui les accueillent, il s’agit d’une « monétarisation » des réfugiés. L’humanité, ce n’est pas ça. Le raisonnement kantien élémentaire est de ne pas prendre les gens pour des instruments, mais de considérer l’humain comme une fin en soi. Prétendre que l’argument le plus convaincant pour accueillir des réfugiés est qu’ils sont bons pour la croissance, c’est la phase morale terminale de l’« économisme » que je dénonce dans mon livre.
Vous militez justement pour des indicateurs prenant en compte le bien-être en économie. Qu’est-ce qu’ils pourraient changer ?
Tout ! Notre société est actuellement calée sur le taux de croissance. La réduction des inégalités, la fin des discriminations, la réduction des pollutions ne sont acceptables que si c’est « bon pour la croissance »… Notre devise républicaine devrait donc être « Liberté, égalité, fraternité pour la croissance ». Je pense que nous avons trois objectifs nouveaux au XXIe siècle : le bien-être, la résilience et la soutenabilité. Nous devons nous concentrer à court terme sur le bien-être : la santé, l’éducation, le revenu des personnes (qui n’est pas la croissance du PIB), la richesse de la vie sociale, la qualité de la vie civique. C’est d’autant plus important que nous constatons aujourd’hui une contradiction de plus en plus forte entre l’augmentation du PIB et celle du bien-être humain sous l’effet du dérèglement climatique.
Deux économistes orthodoxes ont violemment attaqué les iconoclastes, dont vous faites partie, en les traitant de « négationnistes ». Pourquoi tant de haine ?
Je suis très surpris par la couverture médiatique vertigineuse que reçoit ce prétendu « pamphlet ». Il s’agit en réalité d’un torchon indigne, à la fois indigent sur le fond et indécent sur la forme. Voilà deux idéologues hargneux qui osent, à l’aide d’un éditeur irresponsable, instrumentaliser quelque chose d’aussi grave que la mémoire de la Shoah pour régler des petits comptes mesquins avec des chercheurs et des journalistes qu’ils ont décrétés comme étant les ennemis de la « science ». Je ne comprends pas pourquoi on s’intéresse à ça alors qu’il y a des dizaines d’ouvrages passionnants qui ont très peu de visibilité. Il faut vite remettre ce livre dans la poubelle d’où il n’aurait jamais dû sortir et oublier cette minable opération mercantile.
Allons-nous vers un effondrement du capitalisme ?
Malheureusement, je crains que l’effondrement de la bio-sphère n’advienne avant celui du capitalisme. Le capitalisme est capable de métamorphoses complexes et subtiles. C’est sa grande force.
Ce que nous pouvons faire, face à la menace d’effondrement de la biosphère, c’est faire jouer ces métamorphoses dans notre intérêt en remettant la main sur la définition même du capital. Je crois en la notion de « capital naturel » ou de « patrimoine naturel », si l’on préfère. Cela n’a rien à voir avec une monétarisation de la nature, c’est une approche dynamique du développement humain. On ne peut pas conserver au XXIe siècle une définition étriquée du capital, comme le fait par exemple Thomas Piketty. Les deux formes de capital les plus importantes sont, à mes yeux, le capital social et le capital naturel. L’articulation des deux, c’est ce que j’ai appelé dans des ouvrages précédents la « sociale-écologie [^1] ».
Est-ce réalisable dans le cadre d’une nation ?
Oui, tout à fait. La justice climatique, par exemple, peut être visée à l’échelle de la France comme à celle du monde. Pendant des siècles, nous avons laissé les individus seuls face à la pauvreté, à la vieillesse, etc. Puis nous avons inventé l’État providence. C’est cela qu’il faut réinventer aujourd’hui, face à des crises écologiques qui sont en réalité des risques sociaux. J’appelle cela l’État « social-écologique ».
[^1] Voir notamment Pour une transition sociale-écologique. Quelle solidarité face aux défis environnementaux ?, avec Philippe Pochet, Les petits matins/Institut Veblen, 2015.
Éloi Laurent vient de publier Nouvelles Mythologies économiques (Les Liens qui libèrent, 112 p., 12 euros).