Georges Balandier : L’Afrique au pouvoir
Spécialiste du continent noir, Georges Balandier laisse un héritage foisonnant d’idées novatrices.
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La pensée de Georges Balandier, disparu le 5 octobre à l’âge de 95 ans, s’est constituée sous l’effet de deux forces complémentaires : la fréquentation de Michel Leiris et l’expérience de la Résistance. Le premier lui montra que l’ethnologie nécessitait à la fois l’ouverture à l’Autre et l’imagination poétique ; la seconde, que le pouvoir doit être borné.
C’est ainsi armé que Georges Balandier commence ses recherches en Afrique au sortir de la guerre. Il y découvre des sociétés en mouvement, fabriquant leur propre modernité dans une situation coloniale. Cette idée, élaborée dès 1951, implique qu’il faut considérer globalement les interactions entre colonisateurs et colonisés, et prêter une attention particulière aux initiatives de ces derniers, dans tout domaine où elles se manifestent.
Face aux tenants d’une opposition entre tradition et -modernité, Georges Balandier met le changement au cœur de toute société, sous l’effet de dynamiques internes et externes engendrant nécessairement un mélange. En 1955, Sociologie des Brazzavilles noires et Sociologie actuelle de l’Afrique noire démontrent, enquêtes rigoureuses à l’appui, la pertinence de cette approche.
Les mutations sociales ont évidemment des implications politiques qui invitent à penser les phénomènes de pouvoir. En 1967, Balandier propose une Anthropologie politique encore imprégnée d’Afrique mais à vocation universelle, dans laquelle il affirme l’universalité et l’ubiquité du pouvoir : toutes les sociétés connaissent le pouvoir. Ses manifestations ne sont pas limitées aux instances du politique officiel, mais se découvrent dans toutes les pratiques sociales, notamment culturelles. L’universalité du pouvoir justifie Le Détour (1985) : les enseignements tirés de la connaissance des sociétés « autres » permettent de mieux comprendre celle à laquelle on appartient.
On perçoit alors notamment l’importance du symbolique, qui nourrit Le Pouvoir sur scènes (1980/2006), la mise en spectacle du pouvoir lors de rituels qui ne cessent de se transformer. Car le pouvoir politique doit, à la fin du XXe siècle, faire face à un défi qu’il peine à relever : un accroissement des savoirs dans tous les domaines, qui irrigue les mutations sociales en ouvrant de « nouveaux Nouveaux Mondes » (Le Grand Système, 2001) où se multiplient les connaissances et où se montre toujours plus d’inconnu, où fleurit autant de félicité que d’inquiétude.
Georges Balandier a développé cette pensée rayonnante dans des ouvrages écrits d’une plume soignée et originale. Il l’a soumise à discussion tout au long d’une riche carrière d’enseignant, au sein d’institutions universitaires auxquelles il a donné une impulsion particulière. Pourtant, il n’a jamais cherché à imposer un système. Il s’est montré un « éveilleur », capable de fournir des instruments pour que ses étudiants trouvent leur propre voie/voix. Ce refus de fourbir une théorie monolithique a parfois décontenancé et limité la diffusion d’un travail complexe et divers qui n’a guère pesé en politique.
Dans les dernières années de sa vie, Georges Balandier se consacre à l’analyse du monde contemporain et revient à des considérations sur le pouvoir, ramassées dans son dernier ouvrage, Recherche du politique perdu (2015). Il y formule un diagnostic perspicace et navré : le désengagement des citoyens, la rupture de la croyance au pouvoir et l’indifférence morale incitent à repenser le « dévoilement politique ». Il conclut par une phrase qui prend, en ces temps de délires identitaires, une résonance particulière : « Pour accéder à une démocratie partagée, il est surtout nécessaire de l’ouvrir aux différences afin de la fermer à la dynamique des dominations exclusives, puis funestes. »
Georges Balandier montre là, une fois encore, que la connaissance des êtres humains et la volonté de comprendre leurs manières d’être en société sont indissociables d’un engagement citoyen.