Georges Balandier : Un penseur des nouveaux mondes

Georges Balandier laisse un héritage qui foisonne d’idées novatrices pour penser l’aujourd’hui.

Denis-Constant Martin  • 7 octobre 2016 abonné·es
Georges Balandier : Un penseur des nouveaux mondes
© Photo : ERIC FEFERBERG / AFP

La pensée de Georges Balandier, disparu le 5 octobre à l’âge de 95 ans, s’est constituée sous l’effet de deux forces complémentaires : la fréquentation de Michel Leiris et l’expérience de la Résistance. Le premier lui montra que l’ethnologie nécessitait à la fois l’ouverture à l’Autre et l’imagination poétique ; la seconde, que le pouvoir doit être borné.

C’est ainsi armé qu’il commença ses recherches en Afrique au sortir de la guerre. Il y découvrit des sociétés en mouvement, fabriquant leur propre modernité dans une « situation coloniale ». Cette idée, élaborée dès 1951, impliquait qu’il fallait considérer globalement les interactions entre colonisateurs et colonisés et prêter une attention particulière aux initiatives de ces derniers, dans quelque domaine où elles se manifestent.

Face aux tenants d’une opposition entre tradition et modernité, il mettait au cœur de toute société le changement, sous l’effet de dynamiques internes et externes engendrant nécessairement le mélange. En 1955, Sociologie des Brazzavilles noires et Sociologie actuelle de l’Afrique noire démontraient, enquêtes rigoureuses à l’appui, la pertinence de cette approche. Les mutations sociales avaient évidemment des implications politiques qui invitaient à penser les phénomènes de pouvoir.

Il proposa une Anthropologie politique (1967), encore imprégnée d’Afrique mais à vocation universelle, dans laquelle il affirmait l’universalité et l’ubiquité du pouvoir : toutes les sociétés connaissent le pouvoir. Ses manifestations ne sont pas limitées aux instances du politique officiel, mais se découvrent dans toutes les pratiques sociales, notamment culturelles. L’universalité du pouvoir justifie Le Détour (1985) : les enseignements tirés de la connaissance des sociétés « autres » permettent de mieux comprendre celle à laquelle on appartient.

On perçoit alors notamment l’importance du symbolique qui nourrit Le Pouvoir sur scènes (1980/2006), la mise en spectacle du pouvoir lors de rituels qui ne cessent de se transformer. Car le pouvoir politique doit, en la fin du XXe siècle, faire face à un défi qu’il peine à relever : un accroissement des savoirs dans tous les domaines qui irrigue les mutations sociales en ouvrant de « nouveaux Nouveaux Mondes » (Le Grand Système, 2001) où se multiplient les connaissances et se montre toujours plus d’inconnu, où fleurissent autant de félicité que d’inquiétude.

Georges Balandier a développé cette pensée rayonnante dans des ouvrages écrits d’une plume soignée et originale. Il l’a soumise à discussion tout au long d’une riche carrière d’enseignant, au sein d’institutions universitaires auxquelles il donna une impulsion particulière. Pourtant, il n’a jamais cherché à imposer un système.

Son plus grand mérite fut d’être un « éveilleur » capable de fournir des instruments pour que ses étudiants trouvent leur propre voie/voix. Ce refus de fourbir une théorie monolithique a parfois décontenancé et limité la diffusion d’un travail complexe et divers qui ne pesa guère en politique. Georges Balandier se concentra donc, dans les dernières années de sa vie, à l’analyse du monde contemporain et revint à des considérations sur le pouvoir, ramassées dans son dernier ouvrage, Recherche du politique perdu (2015).

Il y formulait un diagnostic perspicace et navré : le désengagement des citoyens, la rupture de la croyance au pouvoir et l’indifférence morale incitent à repenser le « dévoilement politique ». Il concluait par une phrase qui prend, en ces temps de délires identitaires, une résonance particulière : « Pour accéder à une démocratie partagée, il est surtout nécessaire de l’ouvrir aux différences afin de la fermer à la dynamique des dominations exclusives, puis funestes. » Ainsi, Georges Balandier montrait, une fois encore, que la connaissance des êtres humains et la volonté de comprendre leurs manières d’être en société sont indissociables d’un engagement citoyen.

Société
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