Interview politique : Insolence ou révérence, telle est la question

Entre déférence et fausse insolence, recherche du buzz et quête d’audience, la contradiction argumentée, en radio et en télévision, s’avère l’exception plutôt que la règle.

Jean-Claude Renard  • 26 octobre 2016 abonné·es
Interview politique : Insolence ou révérence, telle est la question
© Photo : MARTIN BUREAU/AFP

Ce 15 septembre, c’était la rentrée politique de France 2. Et aussi celle de Nicolas Sarkozy, reçu par David Pujadas et Léa Salamé dans -« L’Émission politique » – succédant à « Des paroles et des actes », avec la promesse de renouveler le genre.

D’emblée, le débat s’articule autour des fichés S. « L’État de droit doit s’adapter à la menace », assène l’ancien président. Léa Salamé réplique aussitôt : « Enfermer quelqu’un qui n’a pas commis d’infraction, ce n’est pas un État de droit. » Très vite arrive ce que David Pujadas nomme « cette responsabilité morale » : « ce dépassement considérable des frais de campagne ». Il s’agit bien de l’affaire -Bygmalion. Léa Salamé renchérit : « Vous êtes mis en examen pour financement illégal de campagne. » « C’est faux, rétorque le candidat battu en 2012, c’est une mise en examen formelle. J’ai été mis en examen, et demain ce sera facile de le confirmer, pour le seul fait d’un dépassement de campagne. » Aucun des deux journalistes ne va revenir sur les raisons véritables de cette mise en examen, dont l’un des motifs (et Nicolas Sarkozy a raison, il est facile de vérifier !) est le fait d’avoir « recueilli et accepté des fonds en violation du code électoral », et non pas seulement d’avoir « dépassé le plafond des dépenses électorales ». Un motif qui a suffi au parquet pour demander le renvoi devant un tribunal correctionnel. En toute fin de programme, Charline Vanhoenacker se révélera bien la seule à bousculer l’ex-chef d’État avec un billet acide, insistant sur ses casseroles qui encombrent les archives de la justice.

Le 6 octobre, sur le même plateau, Alain Juppé additionne sans réelle contradiction approximations et contre-vérités (comme l’ISF que la France serait la seule à appliquer en Europe alors que cet impôt existe en Espagne et aux Pays-Bas, ou le RSA qui serait proche du Smic). Pujadas poursuit son travail de passe-plat, Salamé n’a pas sa réplique habituelle, tandis que Robert Ménard vient suppléer les journalistes pour s’opposer au maire de Bordeaux (difficile de faire plus spectaculaire pour gonfler les audiences) et énoncer des erreurs grossières sur l’immigration sans être repris. Ponctuant l’émission, Charline Vanhoenacker vient à nouveau ironiser : « Vous étiez le meilleur, vous êtes devenu le moins pire. »

Un trop-plein d’émissions politiques ?

La coupe est pleine. Pas moins de six émissions politiques sur les chaînes de télévision, qui l’annoncent dans leur titre même. Sans compter d’autres programmes, relevant davantage du talk-show, qui possèdent leur séquence d’interview politique, tels « On n’est pas couché » (Laurent Ruquier, France 2), « C’est à vous » (Anne-Sophie Lapix et Patrick Cohen, France 5) et « Zemmour et Naulleau » (Paris ­Première), ou encore « Quotidien », de Yann Barthès (TMC), mélangeant, dans la confusion des genres, décryptage, ironie, rigolade, et parfois interview politique (Jean-François Copé récemment).

Si l’on ajoute les matinales des radios, cela fait une dizaine d’émissions. Avec les mêmes têtes aux commandes de l’interview. Et les mêmes interviewés.

« On a de plus en plus d’émissions politiques, reconnaît un programmateur, mais de moins en moins de personnel politique. On ne veut que les têtes d’affiche et l’on se bat, en gros, pour une vingtaine de personnes, pas plus ! » Avoir un soutien de Juppé, comme Benoît Apparu, pour une émission de premier ordre est vécu comme un échec. Idem quand on reçoit Gérard Collomb à défaut de Macron, Estrosi pour Sarkozy ou Philippot pour Marine Le Pen. Un parti pris qui laisse peu de place au renouvellement.

Quelques jours plus tard, sur BFM TV, Alain Juppé sera moins encore « bousculé » par Ruth Elkrief, au long d’une heure d’entretien alignant les questions ouvertes : « Auriez-vous déjà gagné au regard des sondages ? Ne risquez-vous pas d’adopter la stratégie de l’édredon qui consiste à ne pas faire de vagues ? Êtes-vous l’homme qui peut répondre à la colère des électeurs qui se tournent vers le Front national ? » Les relances vigoureuses de Ruth Elkrief ne sont qu’une façade pour sortir de temps à autre de l’assentiment. Comme -Laurent Delahousse, sur France 2, qui ne rebondit pas quand Nicolas Sarkozy déplore le manque d’effectifs des policiers, des effectifs qu’il a lui-même réduits…

Opiner du chef n’est pas systématique. Léa Salamé, pugnace, ne s’est pas toujours laissé embarquer, loin de là. À l’instar de François Lenglet, qu’on peut difficilement accuser de gauchisme, décortiquant parfaitement dans « L’Émission politique », avec ses graphiques et ses courbes, le programme économique d’Alain Juppé, consistant à faire payer plus d’impôts aux petites classes. Preuve que la contradiction est possible, qu’on peut encore réaliser une interview politique avec un regard critique.

Jean-Jacques Bourdin (BFM TV/RMC) en a donné un autre exemple face à Christian Estrosi, celui-ci reprenant les propos de son mentor Nicolas Sarkozy sur un regroupement familial qui serait « automatique » et concernerait « plusieurs centaines de milliers de personnes par an ». Bourdin rectifie : « 12 000 personnes ! » Et pour un regroupement qui n’est pas automatique. Le journaliste s’emporte : « Vous êtes-vous plongé dans ce dossier ? Vous en parlez sans savoir, sans le connaître ! » Ce jour-là, Bourdin bouscule réellement son interlocuteur, le plaçant devant ses contradictions, le confondant dans ses mensonges. C’est louable, même si l’on sait combien Jean-Jacques Bourdin vise ces instants, en a fait sa marque de fabrique.

« C’est le risque de l’interview aujourd’hui, observe John Paul Lepers, journaliste, documentariste, successivement à TF1, à Canal +, à France Télévisions, maintenant chez Arte (« Vox Pop »). Comment est-ce que ce sera repris par les autres chaînes ou les autres stations, par les réseaux sociaux, et quelle sera l’audience ? Il s’agit de faire du bruit et d’alimenter le flux. » Cette quête d’audience, le buzz et la recherche de la petite phrase sont quelques-uns des travers de l’entretien politique, comme la fâcheuse habitude de vouloir obtenir des aveux plutôt qu’une explication de texte. « D’autant qu’une question à un politique qui reste sans réponse en dit parfois plus long ! », juge encore Lepers.

Bien souvent, au sortir de ces échanges, le téléspectateur se sent au mieux frustré, au pire agacé. Parce que l’interview politique n’a pas tenu ses promesses, parce que la stratégie de communication l’a emporté, parce que la vedette n’est plus l’interviewé mais l’intervieweur, parce que le journaliste, comme on dit, s’est fait balader, faute de bien connaître ses dossiers ou, plus simplement, parce que demeure encore un soupçon de connivence. On n’est certes plus à l’époque de l’ORTF, quand le général de Gaulle était interrogé complaisamment par Michel Droit, quand le pouvoir en place, à travers son ministre de l’Information, Roger Peyrefitte, dictait les questions. L’exercice n’en reste pas moins diablement difficile, et pourrait être renouvelé.

Un exercice justement enseigné. Au Centre de formation des journalistes (CFJ), à Paris, on se confronte à l’interview politique dans les conditions du réel, avec des personnalités politiques en face d’étudiants se présentant tels que de vrais journalistes, tantôt en tête-à-tête, tantôt devant les autres élèves, avec certains devoirs : connaître le parcours et les programmes de la personnalité interviewée, songer aux questions que se posent les gens. « La meilleure manière de s’y préparer, c’est de bosser ses dossiers, de ne pas se contenter du “on dit”, du “y a qu’à” et de deux ou trois articles compilés, souligne Julie Joly, directrice du CFJ. On n’attend pas un scoop mais que les étudiants saisissent la difficulté de l’exercice, quitte à se ridiculiser. La bonne interview politique, ce n’est pas l’analyse (qui est un autre exercice), c’est la question de fond ou technique, celle qui fâche, même avec des gens que l’on admire. Ce n’est pas non plus la bisbille, ce n’est pas tant coincer un politique sur tel ou tel sujet que porter le débat un peu plus haut que ne le voudrait la communication politique en général, et réussir à contourner, dépasser les monstres de com’ que sont devenus les politiques. »

Pour John Paul Lepers, lui aussi rompu à l’exercice, « il s’agit d’être indépendant, d’avoir confiance en soi, de ne pas attendre une faveur, de s’imposer un droit de suite ».

Si l’interview politique doit être renouvelée, elle peut l’être à travers un autre profil de journaliste, parce que, déplore Lepers, « on reste dans une même origine sociale, dans une même caste ». Ce à quoi répond précisément l’école Reporter citoyen, qu’il a fondée en 2009 avec son association LaTéléLibre, web-télé citoyenne, en partenariat avec l’École des métiers de l’information (EMI), ouvrant la profession aux jeunes de 18 à 30 ans des quartiers populaires et proposant une formation gratuite au journalisme multi-média sur une période de trois ans. « C’est une autre approche, d’autres expériences. » En témoigne Sabah Rahmani, journaliste et coordinatrice de Reporter citoyen, revendiquant pour les élèves une approche pragmatique du projet associatif, « où l’on donne les outils de base et les moyens pratiques d’exercer », où l’on s’attelle à un « décloisonnement de la pensée, de la culture et du territoire ».

« Il convient de former des journalistes qui sortent des profils traditionnels, de cette élite “parisiano-parisienne”, renchéritJulie Joly_. Voir toujours les mêmes journalistes poser les mêmes questions sur des sujets qu’ils ne connaissent pas, ce n’est plus possible ! Pour la plupart, ils s’écoutent en boucle et ne se déplacent pas sur le terrain. Où vont-ils, sinon dans les bureaux des politiques ? Et voir certaines chaînes faire intervenir un public de citoyens, c’est la défaite du journalisme ! Il faut des journalistes qui soient représentatifs de la diversité, cette diversité qui apporte des questions tellement légitimes que l’interviewé ne pourra plus s’y dérober. Plus ils ont vécu de choses avant, et en dehors de l’école de journalisme, plus ils seront pertinents. »_

Dans ce renouvellement espéré, cette diversité réclamée n’est pas seulement sociale. Elle pourrait être aussi rubricarde, confiée à la culture, à l’économie, à la société, à des investigateurs, pour le moins à des journalistes qui ne soient pas dans le bain politique, mais en dehors du sérail. Soit ouvrir le genre et sortir du journalisme de salon. « On doit aussi réfléchir au succès des late shows -américains, estime Julie Joly, maniant l’humour et l’ironie pour déstabiliser les politiques, à une tradition anglo-saxonne où, d’une façon générale, l’interview se déploie avec moins de déférence. »

Dans ce sens, on peut s’interroger sur la présence d’humoristes sur les plateaux. On l’a vu avec l’arrivée de Charline -Vanhoenacker dans « L’Émission politique », chahutant sérieusement son interlocuteur. À ceci près que Vanhoenacker livre une chronique, saillante, mais sans poser de question – ce qui est assez cocasse quand on sait qu’elle était auparavant journaliste politique. Nicole Ferroni, dans la matinale de France Inter, avec une chronique fouillée, éclairant les sujets, est un autre exemple de cette pertinence. De là à confier l’interview politique aux humoristes, il y a un pas à ne pas franchir. Ne serait-ce que parce que l’exercice n’est pas une blague. Ce serait une autre défaite du journalisme, qui se doit de garder ses responsabilités. Et c’est encore le cas.

« On observe ces dernières années pas mal de progrès, se félicite John Paul Lepers. Certaines émissions ont ainsi recours à des archives vidéo qu’on n’utilisait pas avant, ou au fact checking_, tout cela avec une certaine liberté, une autonomie pour sortir de cette connivence que refuse aujourd’hui l’opinion, qui n’est pas dupe. Il reste cependant du travail dans le reportage politique, qui cède trop à la spectacularisation de l’irrévérence, qui s’attaque à la communication politique mais sans aller au fond du discours. »_

D’une certaine politesse à éviter, qui n’est jamais au service du citoyen ni du débat démocratique, aux questions argumentées posées par un journalisme qui ne soit pas uniquement politique, il y a matière à renouveler le genre. « On constate une offre du temps de parole politique qui n’existait pas auparavant, souligne enfin Lepers_. L’espace est devenu plus large. Profitons-en ! »_

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