Islande : L’île aux Pirates

Le tout jeune parti politique pourrait remporter les législatives du 29 octobre et animer une alliance progressiste, en vue de profonds changements pour ce pays encore agité par la crise de 2008.

Patrick Piro  • 26 octobre 2016 abonné·es
Islande : L’île aux Pirates
© Photo : HALLDOR KOLBEINS/AFP

Il a choisi une chaise dans une alcôve du Stofan, l’un des cafés branchés de la vieille ville de Reykjavik. Un petit drapeau islandais trône sur une longue table en bois, qui accueille volontiers les militants progressistes autour de bières locales. La veille, on y débattait du processus d’adoption d’une nouvelle Constitution, lancé en 2010 par l’Alliance socio-démocrate et le Mouvement gauche-verts (GV), alors en coalition gouvernementale (2009-2013), mais bloqué ensuite par la droite. Or, tout redevient possible. Le regard de Jon Thorisson s’allume : « Nous vivons un moment historique ! »

Samedi 29 octobre, les Islandais élisent leurs 63 députés et la situation politique est parfaitement inédite : avec plus de 20 % des intentions de vote, le Parti pirate (Píratar), quatre ans d’existence seulement, dispute la première place au Parti de l’indépendance. Le vieux mouvement conservateur, qui règne sur la vie politique depuis la naissance de la République, en 1944, a perdu près de 30 % de ses soutiens en un an. Il faut au député Birgir Ármannsson des trésors d’imagination pour imaginer un scénario majoritaire avec le traditionnel allié du Parti du progrès (centre) lui aussi effondré, à moins de 10 %. « Nous pourrions débaucher des personnalités côté socio-démocrate et Gauche-Verts… »

Même si le nombre des indécis n’a jamais été aussi important, la petite démocratie parlementaire (320 000 habitants) semble aujourd’hui prête à un virage radical. Píratar, qui exclut toute alliance avec la droite, s’est ouvert à une coalition avec GV (15 à 19 % des intentions) et l’Alliance socio-démocrate (7 à 9 %), ainsi qu’avec Avenir radieux (centre-gauche, 5 à 8 %). « Je suis confiant dans cette hypothèse, les quatre partis ont bien travaillé ensemble dans l’opposition », livre Steingrimur Sigfússon, vieux briscard du Mouvement gauche-verts.

Une nouvelle Constitution révolutionnaire

C’est le président de la République en personne qui ouvre le séminaire sur l’actualité de la nouvelle Constitution, ce 20 octobre à l’université d’Islande. Faussement neutre, il souligne que son adoption est bloquée depuis quatre ans par le Parlement – de droite. Katrin Oddsdóttir, organisatrice, est tout sourire. Elle est l’une des 25 élus parmi 500 candidats à la réécriture de la Constitution, après qu’un millier, choisis ­aléatoirement, ont établi le catalogue de ses valeurs. Étonnant et unique processus, déclenché par la gauche en 2009. Le texte compte des articles très forts – l’inaliénable propriété de la nation sur les ressources naturelles, la protection de la nature, le droit à la santé et à l’éducation, la capacité pour 10 % de l’électorat d’imposer un référendum, etc. « Passionnant : les politiques, impuissants à repenser les bases de notre démocratie après 2008, ont confié la tâche à des citoyens. Mais est-ce une réforme ? Une nouvelle constitution ? Leur mandat manque de clarté, ce qui a contribué à l’impasse actuelle. » Le Parti pirate veut aller au bout du processus : cet objet, même s’il n’est pas parfait, est une démonstration de la méthode participative qu’il choie, et contient de quoi transformer la démocratie islandaise en profondeur.

Les rôles semblaient même se distribuer harmonieusement au sein de cette alliance inédite qui prévoit une annonce deux jours avant le vote : la présidence de l’Althing (le Parlement) à la députée Birgitta Jónsdóttir, dirigeante emblématique du Parti pirate, alors que la très populaire Katrin Jakobsdóttir, députée et présidente de GV ferait une Première ministre consensuelle (voir entretien p. 19). Pour Vilhjálmur Árnason, professeur de philosophie à l’université d’Islande, la grande nouveauté n’est déjà plus l’émergence de Píratar, qui a élu trois députés en 2013 – première mondiale pour le mouvement international Pirate – « mais l’agenda politique qui se dessine, des plus intéressants ! ».

Au café Stofan, Jon Thorisson a cru ce moment arrivé lors de la crise 2008, quand les trois banques du pays se sont effondrées du jour au lendemain. Expert en planification environnementale et éditeur culturel, c’est lui qui a eu l’idée de faire appel aux compétences de la juge Eva Joly, spécialiste des affaires de corruption, pour permettre à la justice islandaise, prise au dépourvu, de crever l’abcès : conséquence de spéculations hasardeuses au « casino » de la finance planétaire, la somme cumulée des actifs bancaires représentait près de dix fois le produit intérieur brut de la nation. « Pertes d’emploi, incapacité de payer la maison et la voiture, ce fut un choc énorme pour ce pays perdu dans le consumérisme et dans l’excès de confiance », rappelle Philippe Urfalino, sociologue français plusieurs mois par an en poste à l’université d’Islande [^1].

Devant une Europe étonnée, l’État refuse alors de renflouer le système, et une dizaine de banquiers sont emprisonnés pour malversations. « Je nous pensais tombés suffisamment bas pour enclencher des changements radicaux, commente Jon Thorisson. La gauche, portée au pouvoir en 2009 en raison de l’énorme responsabilité de la droite dans la crise, à certes redressé le pays mais au prix de coupes dans les budgets sociaux, conditions du FMI pour accorder son aide. » Déçu, le vieux militant de gauche a rallié les Pirates.

En partie dédouanée par cette réussite économique, la droite pense s’en être tirée à moindres frais et revient au pouvoir dès 2013 en promettant aux Islandais… de réduire leur endettement, démultiplié par la crise financière. D’autant que le petit miracle perdure. S’ajoutant aux classiques performances des secteurs de la pêche, de l’aluminium et de l’énergie, le tourisme a explosé : le pays attend deux millions de visiteurs pour 2016, quatre fois plus qu’en 2010. L’Islande affiche 3 % de taux de croissance, un budget excédentaire et un taux de chômage de 1,9 % !

« Pourtant, si la sortie de crise économique est largement confirmée, le pays subit désormais de plein fouet l’onde de l’illégitimité politique », analyse Yohann Aucante, spécialiste des politiques scandinaves [^2]. Démonstration le 4 avril dernier : en quelques heures, les réseaux sociaux font descendre 25 000 personnes (environ 10 % de l’électorat) dans les rues de la capitale, pour frapper sur des casseroles aux oreilles de Sigmundur Gunnlaugsson, Premier ministre (Parti du progrès) mouillé dans les Panama Papers. « Du balai, on ne veut plus les voir, et nous sommes nombreux à le penser ! », traduit Regina Ulfarsdottir, employée d’accueil touristique dans une localité à 15 kilomètres de Reykjavik. Gunnlaugsson démissionne le lendemain. Pour Teitur Atlason, consultant pour un mouvement de consommateurs « et loin d’être un extrémiste de gauche », c’est la goutte qui a fait déborder le vase. « Voilà un “M. Propre” autoproclamé qui ment à la nation et planque son fric à l’étranger : insupportable ! Le pays est fatigué de la collusion entre le business et la politique. Le tiers des parlementaires est dans les affaires, une vingtaine de familles de droite a la main sur toutes les ressources, et les scandales de corruption se comptent par dizaines. L’Islande s’avère une cleptocratie façon république bananière ! »

Sous la pression de l’opposition, le gouvernement est contraint d’avancer au 29 octobre les élections législatives initialement prévues au printemps 2017. En juin dernier, la présidentielle élit un professeur d’histoire, Gudni Jóhannesson. Le titulaire Ólafur Grimsson, indirectement impliqué dans les Panama Papers lui aussi, avait renoncé à se représenter. « Ce qui se joue actuellement, c’est un changement de relation entre les citoyens et les politiques », souligne le politologue français Michel Sallé, spécialiste de l’Islande. Un premier signal en 2010, en pleine crise de confiance envers les élites : Reykjavik, où vit le tiers de la population du pays, ose élire à sa tête le comédien Jón Gnarr, du Meilleur Parti (devenu Avenir radieux). Une sorte de « Coluche » à l’islandaise qui se révélera finalement un excellent maire, avis largement partagé. On lui reconnaît d’avoir modernisé les transports et écologisé la capitale, développé les consultations citoyennes. Jón Gnarr accroît encore sa popularité en refusant de se faire réélire. « Nous avons prouvé aux électeurs qu’il n’était pas nécessaire de posséder un cursus classique pour gérer décemment une ville, analyse Björn Blöndal, maire adjoint de Reykjavik et membre d’Avenir radieux. Cette expérience a montré au pays qu’il pouvait se payer des conquêtes collectives sans grand risque politique, elle a très certainement ouvert la voie à l’essor d’un parti comme Píratar. »

Ce dernier, qui a fait de la lutte contre la corruption son cheval de bataille, s’envole au printemps dernier jusqu’à près de 40 % dans les sondages. « Cet élan prospère d’abord sur la décadence de la droite, convient Snæbjörn Brynjarsson, militant de Reykjavik. Néanmoins, le Parti pirate est porteur d’une vision totalement nouvelle face au vide d’idées de la classe dominante. Il faut une rupture pour ramener l’espoir dans cette société trop conservatrice. »

Déclinaison d’un mouvement international né en Suède en 2006, Píratar défend les libertés sur Internet – défense de la vie privée, réforme des droits intellectuels, etc. –, son credo d’origine. Dans un pays où -l’appartenance à un réseau social numérique est une quasi-norme (plus de 90 % des habitants sont « sur » Facebook), Oktavia Hrund Jonsdóttir, féministe pirate éligible dans la circonscription « Sud Islande » et spécialiste de la lutte contre l’insécurité numérique, présente la « neutralité » d’Internet comme une bataille contemporaine pionnière : garantie de la vie privée, protection des données personnelles, lutte contre les agressions, sécurité des systèmes… : « Internet est devenue une structure critique pour la vie des gens, précise-t-elle, au moins aussi importante que le secteur des transports, par exemple. »

L’horizon s’est cependant élargi. « Faire en sorte que vous décidiez », résume le slogan affiché à « Tortuga », siège des Píratar ouvert aux rafales du vent d’ouest dans une zone de docks de la capitale. On y promeut l’instauration d’une démocratie directe – conférence de citoyens, transparence, consultations en ligne, référendum sur la réouverture de négociations sur l’adhésion à l’Union européenne (péremptoirement interrompues par la droite) –, le démantèlement des quotas de pêche (appropriation d’une ressource nationale par quelques privés), retour d’un État-providence (protection sociale, revenu universel), amélioration de la couverture santé [^3], lutte contre la corruption, égalité. « De la privatisation des revenus de la pêche aux scandales des paradis fiscaux, des copinages politico-affairistes au népotisme : tout se tient », critique la députée pirate Asta Gudrún Helgadóttir, qui devrait être réélue à Reykjavik le 29 octobre. Fer de lance de la stratégie de Píratar : l’adoption de la nouvelle Constitution (voir encadré). Au point que Birgitta Jonsdóttir, cheffe du parti, défend une législature brève d’un an consacrée à ce seul chantier.

Réputé « ni droite ni gauche », le projet Pirate apparaît cependant largement compatible avec cette dernière, même s’il soutient fortement la libre initiative. « La droite ne comprend rien à notre mouvement », s’amuse Jon Thorisson, dont l’âge (63 ans) déclenche la curiosité. Les Pirates recrutent principalement chez les jeunes, une conquête politique alors qu’ils ne sont que 40 % à voter et quand la participation électorale peut dépasser 80 %. Le mouvement pourrait-il montrer une voie, en Europe ? Snæbjörn Brynjarsson, qui a vécu en France, veut y croire et souligne des liens. « Nous avons travaillé avec Podemos, reçu les soutiens de Bernie Sanders et d’Eva Joly. La génération Internet voit la possibilité de moderniser la démocratie, d’accélérer ses procédures, d’approfondir ses ambitions, de lui inventer des solutions participatives. Pour qu’elle devienne la plus inclusive possible, alors qu’elle est aujourd’hui confisquée par une élite qui ne remet en jeu son pouvoir que tous les cinq ans. »

[^1] Co-éditeur de Iceland’s Financial Crisis : The Politics of Blame, Protest, and Reconstruction.

[^2] Co-rédacteur en chef de la revue Nordiques, dont le dossier de novembre 2016 est consacré à l’Islande.

[^3] C’est la vedette des promesses électorales : une pétition sur le sujet a recueilli 75 000 signatures, soit près du tiers de l’électorat islandais.

Monde
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