Troisième et dernier volet consacré à ce Journal inutile, recueil de chroniques parues cinq ans durant dans la Revue Défense Nationale sous la signature : Le Cadet.
J’ai parlé de sa méthode : dire des choses qu’on pense justes au risque de heurter un public où l’on n’a pas trop l’habitude de bousculer les hiérarchies ; mais les enrober de mille considérations érudites, savantes ou plaisantes — c’est selon, et ça peut être les trois ensemble.
Méthode éprouvée depuis la nuit des temps, qui fut celle des bouffons et des fabulistes pour dire leur fait aux puissants. Encore faut-il avoir le souffle, la culture et l’humour. J’ai donné quelques exemples qui prouvent que notre Cadet ne manque d’aucun de ces ingrédients : ça s’appelle le style, ou encore le panache, comme naguère certain cadet de Gascogne.
Au travers de ses écrits, l’homme se révèle. Il n’est pas militaire, je l’ai dit ; mais on pourrait lui coller l’étiquette qu’on donnait à Chirac, de fana-mili. En tout cas, il aime l’armée, celle de Bouvines comme celle de l’an II, celle de nos rois, de l’Empereur (il ne connaît qu’un Napoléon…), de la République : il prend en bloc et se désole de ce qu’elle est devenue : « Comment deviner le soldat de Fontenoy, de Valmy, de la Marne ou de Bir-Hakeim sous un casque Otan, engoncé dans son armure Starship Troopers au camouflage standardisé, sauf à regarder le petit drapeau cousu sur l’épaule ? Même plus d’ailleurs, depuis que nos trois couleurs, qui flottèrent sur les tours du Kremlin, ont été troquées contre une rose des vents qui n’est que la boussole à quatre branches d’une Europe qui a perdu le nord (…) » (La guerre des faux-semblants, mai 2011).
Nostalgique ? Sans doute. Il la déteste cette guerre de drones, ces grandes maquettes de gamins pré-pubères : « »Papa, ils ont oublié le pilote dans la boîte ! — Il n’y en a pas, mon chéri, il est planqué derrière son écran à 10 000 kilomètres. Mais tu as ces figurines de petits Afghans dans leur cour d’école … » France at war ! Oubliés de la nation, nos soldats ? Juste la réaction attendue d’un vieux pays qui ne se reconnaît plus dans son armée otanisée. » (id.)
Pour condamner cette guerre de Libye, « cette aventure du désert où nous a précipités la tapageuse forfanterie d’un philosophe de carnaval (…) », il appelle à la rescousse les vrais philosophes : Erasme (« la guerre est douce à ceux qui l’ignorent »), Platon (« des guerres seuls les morts voient la fin »), Machiavel (« on fait la guerre quand on veut, on la finit quand on peut »), Montaigne ou Pascal ; et se demande « que penser de ces frappes qui ciblent la part d’humanité de nos ennemis, sauvagerie qui nous rabaisse à ces holocaustes bibliques lorsqu’on exterminait la portée de la bête, fils de Saddam ou de Mouammar, gamins de Peshawar ou de Gaza sinon, poursuivait La Bruyère, « que nous n’aimerions pas être traités ainsi de ceux que nous appelons barbares. » ? » (Aux stratèges de salons, juin 2011) Je me suis laissé dire que ce billet était le seul qui ait déclenché une réaction de l’Hôtel de Brienne. Qui se sent morveux se mouche !
Rudes propos d’un moraliste, qui aime l’armée autant qu’il déteste la guerre. On le dit des soldats en général, du reste, et c’est sans doute pour cela qu’ils semblent s’être reconnus dans la voix de ce civil : ils obéissent, assument, mais n’aiment guère ce que les politiques, par hubris, par gloriole, toujours par ignorance, les contraignent de faire…
Mais qu’on ne s’y trompe pas, le Cadet n’est nullement suspect de faiblesse. Envers le terrorisme islamiste notamment. Il ironise : « Le terrorisme n’a rien à voir avec l’Islam ? (…). Mais lorsque nos enseignants sont confrontés au refus de discuter de Darwin, au rejet du libre-arbitre et de la mixité, les inspirations ne viennent pas de l’Almanach Vermot. (…) Notre nation est celle dont les rois, empereur et républiques ont expulsé les Calvinistes, rasé Port-Royal, dissout les Jésuites, chassé les prêtres réfractaires, imposé le Concordat au Pape otage à Fontainebleau, enfin fracturé à coups de hache les portes des églises, monastères et couvents pour en dresser l’inventaire, serait-elle capable des mêmes expédients pour redéfendre la liberté des citoyens et du pouvoir séculier, ou est-ce que ça n’a rien à voir ? (…) Car ce n’est pas une guerre qui commence, c’est la Révolution chère à Tocqueville qu’il va falloir refaire. » (Rien à voir, Mars 2015).
Ouche !
Mais c’est le même homme, prêt à ressortir symboliquement la Veuve pour faire pièce aux Barbus, (voyez comme rien n’est simple avec le Cadet, et c’est pour cela qu’on l’aime…), qui signe ces lignes empreintes de sagesse et de respect pour un islam qu’il se refuse à croire ontologiquement incompatible avec la démocratie : « L’islam est une religion du désert ; à notre course compulsive vers le trop-plein, faite d’agitation permanente et d’accumulation frénétique, elle répond par le vide et le silence, donc l’interrogation. Même si elle y met le nom de Dieu, elle sait gérer l’indéterminé, ce que nous ne voulons plus faire lorsque nous chipotons sur cette « gageure démocratique qui exalte comme le principe même de son établissement un principe qui menace toujours de ruine tous ces gouvernements »_, écrivait Jean Guéhenno. Le Dieu du Prophète n’est certes pas celui du retrait talmudique ni du libre arbitre romain, mais pas davantage le Dieu programmé de Rockefeller, de Calvin ou de Ben Laden. Il est imprévisible comme l’électeur dans l’isoloir, lui dont les voies sont impénétrables. En un mot : libre. Démocrate pour autant ?_ Inch Allah ! Retrouver au fond des urnes arabes cette démocratie que nous avons inventée puis perdue de vue? Tiens, ça aurait intéressé Rousseau. Et amusé Voltaire. » (L’urne et le Prophète, avril 2011).
Et ceci encore. Cet homme, qui n’a rien du soixante-huitard, n’est certes pas un enfant d’Hara-Kiri, ni un lecteur de Charlie (il ne s’en cache nullement trois ans avant le massacre, dans un fort sensible Musulmane de France… disent-ils, février 2012, dédié à une amie et confrère avocate) n’en signe pas moins des lignes étonnantes au lendemain de la boucherie, bien plus fortes que les convenances entendues alors, jugez-en : « Ce n’étaient pas les Encyclopédistes, loin de là, mais imaginons deux fêlés du cigare débarquant un matin de 1751 au café Procope et dézinguant Diderot, d’Alembert et Buffon, y ajoutant Montesquieu passé en ami. La France a connu bien des épreuves, celle-là est nouvelle en mille ans d’Histoire. Et tandis qu’une classe politique abonnée à la tribune présidentielle du PSG somme, par manque de courage à désigner elle-même l’ennemi, la Grande Mosquée de Paris de faire le ménage chez les salafistes, le reste du monde célèbre la France. (…) Et cette liberté française est stratégique. Penser en dehors des normes, défricher, inventer, s’emparer de l’incertain et saisir à bras-le-corps l’indéterminé, il n’y a qu’une nation qui en soit capable et qui ait produit ces individualités qu’on ne trouve nulle part ailleurs sur la planète, là où les héros sont toujours les hérauts du système. Sans Cabu, il n’y a ni Vauban rédigeant La dîme royale, ni Villepin défiant le Rat Pack Powell-Tenet-Negroponte au Conseil de sécurité de l’ONU « la Saint-Valentin 2003 ». Sans Wolinski, né lui aussi au Maghreb, il n’y a pas de Gaulle dans un studio de la BBC un soir de juin, mais pas davantage Denoix de Saint-Marc s’égarant dans un chemin de traverse. Si tous les pays sont plus ou moins libres, ils savent que la liberté n’aura jamais qu’une seule patrie. » (J’écris ton nom, Février 2015).
On doit sans doute maintenant s’être fait une idée assez claire de qui tient cette plume lyrique, vibrante, indignée, savante, railleuse, brillante : un homme qui aime la France plus que tout, qui aime son Histoire, toute son Histoire, son passé (sans en méconnaître les vilénies), ses grands hommes (plus que de raison peut-être), qui méprise les nains qui leur ont succédé, comme ce Sarko l’Américain et qui salissent, et rabaissent, et bradent le pays aux intérêts d’une Amérique parano.
Et puisqu’il s’est placé sous le patronage de Beaumarchais, laissons le conclure avec Figaro : « « J’annonce un écrit périodique, et croyant n’aller sur les brisées d’aucun autre, je le nomme Journal inutile. Aussitôt, je vois s’élever contre moi quelques pauvres hères (payés) à la feuille ; on me supprime, et me voilà derechef sans emploi. » Mais cela vaut sans doute mieux que de finir comme ce vieil homme qui tous les matins allait prier à Jérusalem, jusqu’au jour où il réalisa qu’il parlait à un mur. » (Journal inutile. Mars 2016).
Haut les cœurs ! Cadet. Il arrive que les murs aient des oreilles.
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