« La Fille inconnue », de Jean-Pierre et Luc Dardenne : Médecine et réparation
Dans La Fille inconnue, Jean-Pierre et Luc Dardenne mettent en scène une jeune généraliste dévorée par la culpabilité de n’avoir pas porté secours à une femme en danger.
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À Cannes, cette année, La Fille inconnue n’a pas bénéficié de l’accueil réservé habituellement aux œuvres de Jean-Pierre et Luc Dardenne. Quelque chose empêchait le film de livrer toute sa dimension, comme s’il restait en dedans. Les frères Dardenne en ont vraisemblablement pris conscience, puisqu’ils ont décidé de réduire d’une dizaine de minutes la version présentée en mai. Bien vu et finement exécuté : le film, sur les écrans ce mercredi, bénéficie de ces coupes, en particulier l’entrée en matière, montrant avec plus de force l’aiguillon qui pousse à agir le personnage principal, Jenny Devin (Adèle Haenel).
Jenny est une jeune médecin, qui remplace le généraliste occupant habituellement les lieux, victime d’un AVC. Le cabinet médical se trouve à Seraing – « la » ville belge des frères cinéastes –, le long d’une voie rapide, près de la Meuse, dans un quartier peu attrayant. Jenny va bientôt intégrer ailleurs un cabinet collectif, au standing différent, ouvrant plus de perspectives d’avenir.
Avec son stagiaire, Julien (-Olivier Bonnaud), elle termine d’ausculter son dernier patient, déjà bien au-delà de l’heure de fermeture. Parce que, plus tôt dans la journée, face à un enfant secoué par une crise épileptique, Julien est resté pétrifié, Jenny le tance et lui enjoint de ne pas se laisser déborder par ses émotions. C’est alors que l’interphone résonne. Julien veut ouvrir, mais Jenny lui ordonne de n’en rien faire parce qu’il est vraiment trop tard.
Le lendemain matin, deux policiers se présentent : le cadavre d’une jeune femme a été retrouvé à proximité de son cabinet. La caméra de surveillance située à l’entrée révèle qu’avant de trouver la mort, dont la cause reste mystérieuse, c’est elle qui, affolée, a sonné en vain à la porte de Jenny. Celle-ci est immédiatement absorbée par un immense remords. Il s’agit d’une déflagration intime, que cette nouvelle version du film rend on ne peut plus palpable, comme si ce coup porté au corps et à l’esprit de Jenny était capté en direct par la caméra, à l’instar d’une secousse sismique. Comment peut-on être médecin et laisser mourir ainsi un être qui vous appelle à l’aide ?
L’existence de Jenny, telle que les cinéastes vont la raconter, se concentre dès lors sur son devoir de médecin auprès de la population de ce cabinet, qu’elle décide de reprendre, changeant soudain ses plans professionnels ; sur son désir de faire revenir Julien à ses études de médecine, qu’il a brusquement quittées après cette fatidique journée ; et surtout sur l’enquête qu’elle mène pour savoir qui était cette jeune femme pour tenter de réparer l’irréparable.
Dans Au dos de nos images II, 2005-2014 (Seuil), le deuxième tome du journal de cinéaste que Luc Dardenne a publié début 2015, il a noté : « On pourrait dire qu’à partir de La Promesse_, tous nos films sont comme des variations sur cette petite phrase d’Emmanuel Levinas :_ “Ne pas pouvoir se dérober, voilà le moi.” » Le moi de Jenny l’assigne à une nécessité qui exclut, de manière radicale, toute autre dimension de son existence. Elle n’a pas de vie sentimentale ni amicale – elle finit même par passer ses nuits dans son cabinet, pour ne pas rater la visite d’un patient qui pourrait l’éclairer sur la jeune fille morte. Jamais de psychologie explicite chez les Dardenne. Il n’empêche qu’il émane de tous ses actes un sentiment prégnant : celui de n’être plus qu’un médecin qui a failli. Quelque chose qui ressemble à de l’imposture, si elle songe aux remontrances qu’elle a faites à son stagiaire. C’est pourquoi il est si important pour elle que Julien reprenne la médecine.
C’est sans doute aussi ce qui place le spectateur dans une appréhension du personnage qui dépasse le traditionnel -clivage sympathique/antipathique. Jenny, à laquelle Adèle Haenel, le corps volontaire et le regard droit, accorde une énergie sévère, est appréciée par ses patients, tous modestes ou déshérités. Elle prend le temps, quand il le faut, de partager un café, de rendre service. Mais elle le fait sans affect particulier, un peu raide, efficace, sans surplus de compassion. Voilà plus que jamais sa ligne de conduite.
Au passage, La Fille inconnue attire l’attention sur le rôle social essentiel du médecin généraliste, ce « sacerdoce » plus du tout prisé aujourd’hui dans les facultés, d’où la raréfaction de ceux qui s’y engagent. Ce n’est pas l’objectif du film, mais c’est son territoire, là où se développe son récit, où Jenny mène son enquête. D’abord impuissante, obtenant de la police des renseignements – la défunte, arrivée depuis peu d’Afrique subsaharienne, sans papiers, se prostituait –, Jenny cherche à lui redonner son nom, avant d’acheter une concession dans un cimetière pour lui octroyer une sépulture.
Au gré de ses face-à-face avec ses patients et de ses intrusions dans quelques lieux de la ville (où l’on retrouve des habitués – Jérémie Régnier, Olivier Gourmet, Christelle Cornil… – dans certains rôles), elle découvre comment « la fille inconnue » était exploitée, utilisée, niée. Ce qui n’est pas pour surprendre. Le plus frappant est ce que Jenny met au jour : une mauvaise conscience partagée vis-à-vis de la morte. Celle-ci résonne, notamment à la fin du film, comme en concentré, à travers plusieurs personnages. C’était aussi le cas dans Deux jours, une nuit, le film précédent des Dardenne, quand Sandra, en phase de licenciement, frappait à la porte de ses collègues. Un sentiment de culpabilité devant lequel Jenny est, autant que pour elle, sans pitié. Face à celui qui a provoqué la mort de l’inconnue, qu’elle finit par démasquer, l’obsession de réparer l’entraîne même sur le chemin d’une morale normative. À ce moment-là, la froide exigence d’expiation qui émane de Jenny peut faire peur.
La Fille inconnue, Jean-Pierre et Luc Dardenne, 1 h 46.