Le Nobel, Dylan  et les frontières

L’attribution du prix Nobel de littérature à Bob Dylan a suscité l’ire des détenteurs de la vérité sur la nature de ce prix.

Christophe Kantcheff  • 19 octobre 2016
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Le Nobel, Dylan  et les frontières
© Photo : AMELIE QUERFURTH / AFP

« Surprise pour le lauréat, et amertume pour ceux qui attendaient le grand poète franco-syrien Adonis, promis depuis des années au palmarès » ; « Bizarre, bizarre, il y a quelque chose de bizarre au royaume de Suède »… C’est peu dire que l’accueil ne fut pas unanime à l’annonce de l’attribution du prix Nobel de littérature… au poète suédois Tomas Tranströmer, en 2011. Le lauréat avait pour malheur d’être très peu lu en France – d’où ces considérations désemparées du Figaro et du Nouvel Observateur –, alors qu’il était reconnu par nombre de ses pairs à travers le monde.

Quant à Bob Dylan, nobélisé le 13 octobre (voir p. 26), c’est le contraire – son immense notoriété due à des chansons entendues par tout un chacun – qui a suscité l’ire des détenteurs de la vérité sur la nature de ce prix. Dont Pierre Assouline, un « Assis » parmi « les Assis », comme aurait dit Rimbaud. Pour cet éminent représentant des « gensdelettres », un « chanteur/compositeur » ne devrait pas pouvoir recevoir le Nobel « puisqu’il n’a pas d’œuvre littéraire sous la forme habituelle de livres à son actif ». Toute la production dylanienne se réduisant, selon lui, à « de la ritournelle ».

Gardien du temple et des classifications, Assouline fait la leçon à l’Académie suédoise en lui rappelant qu’elle a honoré naguère des poètes – « des vrais », insiste-t-il, au risque incalculé de paraître lourdaud. Mais au grè de ce regard rétrospectif, il est impossible qu’ait échappé à sa sagacité le travail accompli par les Nobel, dont le tropisme européen reste pourtant solide, en faveur des littératures éloignées des centres de décision littéraire – comme l’a montré Pascale Casanova dans La République mondiale des lettres.

Par exemple, grâce à leur puissance
de consécration inégalée, ils ont grandement favorisé la reconnaissance d’une littérature sud-américaine autonome, stylistiquement cohérente (le « réalisme magique »), en attribuant leur prix au Guatémaltèque Miguel Ángel Asturias (1967), puis au Chilien Pablo Neruda (1971), au Colombien Gabriel García Márquez (1982), enfin au Mexicain Octavio Paz (1990).

L’Académie suédoise, après avoir opéré des brèches géographiques, ne serait-elle pas en train de bouger quelques frontières entre les genres, ouvrant grand les portes de la littérature, au dam de M. Assouline, à toutes les oralités ?

Culture
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