Les citoyens se font justice face à Monsanto
Les pratiques de la multinationale ont été exposées en deux jours de témoignages lors d’un édifiant tribunal populaire à La Haye.
dans l’hebdo N° 1424 Acheter ce numéro
Son avocat l’avait mis en garde avant qu’il ne décide de partir au combat : « Ça sera long, coûteux et violent. » Il aura fallu neuf ans de procédure et 40 000 euros de frais pour que Paul François entende confirmer en appel, le 10 septembre 2015, la responsabilité de Monsanto dans son accident, une grave intoxication due à l’inhalation accidentelle de vapeurs de Lasso, un des herbicides de la multinationale. Cette condamnation est une première en France, mais l’agriculteur reste amer. « Pour la violence, ça a dépassé tout ce à quoi je m’étais préparé. J’ai failli jeter l’éponge. Et j’ai hésité à venir. Mais il fallait montrer que le comportement de la multinationale n’est pas réservé aux pays du Sud, et qu’un individu peut la faire condamner. »
Le céréalier charentais témoignait à La Haye, dimanche dernier, devant le « Tribunal Monsanto », une juridiction imaginée par un collectif international de citoyens dans le but de dénoncer publiquement « les violations des droits humains, les crimes contre l’humanité et l’écocide » perpétrés par la firme. Aiguillonnés par sa fusion avec l’allemand Bayer le mois dernier, près d’un millier de militants se sont pressés aux audiences de cette juridiction populaire symboliquement installée, les 15 et 16 octobre, dans la ville néerlandaise qui abrite la Cour pénale internationale [^1].
Dans un rituel qui s’inspirait des solennités d’un vrai tribunal, vingt-quatre témoins défilent à la barre, victimes des pesticides ou des plantes transgéniques (OGM), les deux spécialités du géant des biotechnologies. L’accumulation des dépositions à charge, devant cinq juges professionnels bénévoles, alimente un malaise palpable dans l’atrium de l’Institute of Social Studies. Par effet de masse, de convergence et de cohérence. Venus des cinq continents, après plus de 24 heures de voyage parfois, d’invraisemblables épreuves intimes ou collectives lestent l’audience. L’accablement de paysans manipulés rend insupportable l’âpreté d’une firme surpuissante, le scandale de pollutions massives et d’impacts sanitaires très documentés exacerbe l’arrogance de ses dénégations, le courage de ceux qui dénoncent la mainmise sur la vie de populations entières révèle le degré de cynisme de la multinationale, les scientifiques dont les études osent contester ses allégations rassurantes s’affrontent à des collusions établies pour décrocher des autorisations de mise sur le marché.
Les familles de Sabine Grataloup (France) et de Maria Liz Robledo (Argentine) rendent l’exposition au Roundup de Monsanto, l’herbicide le plus vendu au monde, responsable des malformations dont souffrent leurs enfants. Calvaire aussi pour Christine Sheppard (États-Unis), qui vit avec des douleurs permanentes aux mains. « Il n’y avait aucune mise en garde particulière sur les emballages, les soupçons nous sont venus bien après. » L’avocat étatsunien Timothy Litzenburg croit possible de rassembler 5 000 cas similaires pour lancer une action collective (class action) contre la firme. Marcelo Firpo, chercheur brésilien en santé publique, dresse le tableau d’un pays « chimico-dépendant », devenu premier consommateur de pesticides au monde. Roundup d’abord : c’est l’herbicide dédié au traitement du soja OGM de Monsanto, qui a envahi le pays depuis une décennie. « Les plus vulnérables sont les premières victimes. Dans l’État du Paraná, on calcule que pour 1 dollar d’achat de pesticides, on génère 1,3 dollar en coûts sanitaires pour les seules intoxications aiguës. » Le chercheur en a recensé plus de 60 000 dans le pays, mais des indices accréditent une considérable sous-déclaration. Il relève que trois des cinq produits Monsanto vendus au Brésil sont interdits en Occident.
Concernant les expositions chroniques, plusieurs études montrent des coïncidences irréfutables. En Argentine, qui a cédé aux OGM dès 1996, le médecin Damian Verzeñassi a montré que dans 25 localités rurales sur 27 observées, l’adoption du glyphosate, molécule active du Roundup, est contemporaine d’un doublement des taux de maladies de la grossesse, d’avortements spontanés et de malformations à la naissance. Idem, dans des études similaires, pour la multiplication de cancers.
Au Sri Lanka, le Roundup serait responsable, par sa persistance dans les eaux, d’une catastrophe sanitaire massive – une affection rénale jusque-là inconnue, qui touche au moins 70 000 personnes, dont 25 000 sont décédées. En 2015, après atermoiements, le gouvernement interdit le glyphosate, à l’exemple du Salvador en 2013. « Nos conclusions étaient univoques, assène Channa Jayasumana, médecin de santé publique sri-lankais. Pourtant, Monsanto a tenté un retour en déclenchant une campagne de dénigrement contre mes travaux. »
Un tel déchaînement n’est pas isolé. Le plus significatif, souligne Claire Robinson, a visé une étude pilotée par le biologiste français Gilles-Éric Séralini, qui montrait la toxicité à long terme du Roundup et d’un maïs OGM de Monsanto. Chercheuse de l’observatoire GMWatch, elle s’est livrée à une minutieuse cartographie des assaillants : lobbyiste de l’industrie du tabac, scientifiques s’exprimant hors de leur champ de compétence et aux recherches financées par la firme, organismes à sa solde, etc.
Le faisceau de présomption sur l’impact sanitaire du Rounpup se densifie avec les nombreux cas recensés sur les animaux d’élevage. Des biologistes ont suffisamment exploré les mécanismes d’action du glyphosate pour qu’en 2015 l’Organisation mondiale de la santé classe la molécule « cancérigène probable pour l’homme ».
L’hégémonie du Roundup est renforcée par la promotion effrénée des cultures OGM. L’analyste Farida Akthar dénonce la scandaleuse logique commerciale qui ouvre la porte du Bangladesh, « berceau de 248 aubergines différentes », à des variétés manipulées par l’introduction d’un gène « Bt » produisant un insecticide. Le Burkina Faso a été ciblé par Monsanto pour l’introduction en Afrique de l’Ouest d’un coton Bt. « Imposé à grande échelle, il n’a répondu à aucune des promesses économiques mirobolantes, appauvrissant au contraire fortement des milliers de paysans », expose Ousmane Tiendrébéogo, cultivateur. Après dix ans d’aveuglement, le pays vient de tirer les conclusions du magistral échec auquel il a consenti : une rupture de contrat avec la multinationale.
En Inde, l’État se résout enfin au bras de fer avec Monsanto, qui s’est arrogé en dix ans un monopole sur l’activité cotonnière : 95 % des surfaces sont en Bt, la firme fixe le prix des semences et le niveau de ses royalties. Les déboires de cette variété ont plongé des dizaines de milliers de cultivateurs dans un endettement tel que de nombreux paysans ont choisi le suicide pour en sortir. « C’est le retour du colonialisme, avec la perte de milliers d’années de savoir-faire traditionnel », gronde Krishan Bir Chaudhary, à la tête de la plus importante organisation paysanne du pays. Les OGM de Monsanto pourrissent aussi la vie d’agriculteurs occidentaux. En Australie, Steve Marsh, céréalier bio, s’épuise à tenter d’obtenir réparation pour la pollution de ses champs par des graines transgéniques dispersées par des cultures voisines. Perte de marchés, puis de la certification. « Le préjudice est prouvé, mais la justice n’établit toujours pas de responsabilités ni d’indemnisation ! »
Le Canadien Percy Schmeiser, accusé par Monsanto d’utiliser frauduleusement son colza OGM, est blanchi en 2004 après des années d’une pugnacité peu commune, avant de faire plier à nouveau la firme quatre ans plus tard. Icône des anti-OGM, il résume son expérience. « La firme, par sa force de frappe, impose un régime de la peur. Elle appelle à la dénonciation de fermiers soupçonnés de cultiver ses semences sans payer de redevance, elle les fait surveiller, brandit la menace d’amendes approchant le million de dollars… » Le juge Jorge Fernandez Souza questionne Paul François : « Votre affaire judiciaire est-elle définitivement close ? » Sourire triste du céréalier. Non, la firme est allée en cassation, il y en probablement encore pour trois à quatre années de tension. « Bien que la procédure ne soit pas suspensive de la condamnation, Monsanto ne m’a pas encore versé un centime… »
[^1] Simultanément se tenait depuis la veille une « Assemblée des peuples », forum consacré aux menaces des biotechnologies. Voir fr.monsantotribunal.org