Patrick Chamoiseau : La maman et l’indistinct
Dans La Matière de l’absence, Patrick Chamoiseau décèle les échos que lui révèle la mort de sa mère avec l’histoire de l’Amérique et des Caraïbes. Un livre d’amour et de connaissance.
dans l’hebdo N° 1425 Acheter ce numéro
On ne pouvait trouver titre plus juste : La Matière de l’absence. Le nouveau livre de Patrick Chamoiseau est un prodige de dessillement du regard. L’auteur nous entraîne sur des territoires qu’il porte dans sa chair, que l’on ne sait percevoir, trop peu (re)connus dans nos contrées occidentales. Donner à comprendre et à ressentir « la matière de l’absence » est une des définitions possibles de la littérature. Ce livre honore celle-ci à merveille.
La mort de la mère de l’auteur, Man Ninotte, enracine le mouvement de l’écriture. Mais, si la disparition est douloureuse, elle ne donne pas lieu à une œuvre de plainte. La Matière de -l’absence invite au parcours d’une conscience qui se déploie. Le récit s’apparente peut-être à un « roman », comme l’annonce la page de garde, plus sûrement à un entremêlement de souvenirs autobiographiques, de récits historiques, de réflexions intimes et politiques. Bref, à un texte hybride, comme l’est la langue sans cesse inventive de Patrick Chamoiseau, rehaussant le français d’un créole imagé.
Au début, c’est la solitude, la sidération. « Je crois que, au moment de l’annonce [de la mort de Man Ninotte, NDLR]_, l’instant nous avait avalés. Nous avions été plongés au plus profond dedans. »_ « Nous », ce sont ses enfants. Deux filles, dont l’aînée dite « la Baronne » – avec laquelle le narrateur-auteur converse tout du long –, et trois garçons, dont le benjamin, Patrick Chamoiseau. Celui-ci a d’abord confié sa -déception de ne pas avoir été visité par sa mère décédée, ce qui aurait été conforme à ce qu’il avait entendu depuis son enfance, à travers la voix des conteurs, sur le retour des zombies. Qu’à cela ne tienne. Les choses se sont faites dans l’autre sens. Le livre raconte comment les enfants de Man Ninotte, en se rassemblant, en constituant non pas une fratrie mais une « grappe », dont l’acception est plus large, ont prolongé son esprit. « Nous ne pouvions en guise de réponse, et de refuge aussi, que célébrer la vie : la vie en elle, elle dans la vie, la vie sans distinction soudain devenue elle. La mort nous dévoilait ainsi d’impérieux paysages de vivacité claire. »
La Matière de l’absence est une immense célébration de cette femme martiniquaise, simple et singulière, mère courage et aimante, solide et protectrice, une « guerrière » sans cesse à -l’ouvrage, que le narrateur retrouve désormais dans tout ce qui faisait son quotidien quand il était enfant. Comme les bouquets de fleurs blanches dont elle aimait illuminer chaque dimanche. Ou l’éclat resplendissant des draps lavés, qui font songer aux monochromes de Malevitch. Ou encore le plat dont il avait horreur mais qu’elle adorait, le migan, à base de ce légume du pauvre, le fruit à pain, qui s’est pourtant rappelé à lui « dans une cérémonie de saveurs mémorielles qui me font le déguster aujourd’hui comme l’une des merveilles de ce monde ».
Mais ce livre se distingue fort de nombre d’hommages à la mère disparue. Son dessein n’est pas une tentative de restitution biographique où la recherche des faits exacts prédominerait, mais la vision d’une femme intériorisée par la mémoire, les sens et l’esprit de son fils. L’auteur le caractérise très justement ainsi : « Ce que j’allais construire de Man Ninotte en moi. » En outre, et ceci est capital, l’intime ouvre sur le monde. Les « impérieux paysages de vivacité claire » que la mort de Man Ninotte dévoile ont de larges horizons dans l’espace et le temps. « La Baronne prétend que perdre sa mère vous colle un abîme aux talons, un abîme qui n’aspire pas mais qui vous pousse, comme en dehors d’un nid, à vivre dans ce qui reste : les paysages d’un invisible. »
Cet invisible, c’est par exemple la cale des bateaux des négriers, où l’on mourait en masse – et qui en rappellent d’autres aujourd’hui, en Méditerranée. Sur les douze à quinze millions de personnes raflées sur le territoire africain, deux millions sont mortes. De ces faits, Patrick Chamoiseau, s’appuyant sur les écrits de son défunt ami Édouard Glissant, dont la pensée irrigue La Matière de l’absence (comme celle d’Aimé Césaire), en développe les profondes conséquences. Le « Gouffre » que représente cette cale imposait au captif « d’y naître à lui-même, à ce qu’il est, avec ce qui lui reste ». En rupture avec l’Afrique, le retour et même la nostalgie étant inenvisageables pour survivre. « C’est comme si, de manière définitive, le Gouffre les mettait, lui et ses descendants, en demeure d’improviser danses, chants, paroles, récits, culture, l’expression de leur existence, et cela non pas sous un diktat communautaire mais sous l’angoissante latitude du tout soudain possible, émulsionné, effervescent. » D’où des pages pleines de ferveur sur le jazz, qui a porté à son zénith l’improvisation, cette « mise en réalisation de soi, qui vous précipite en contact avec tout », dont l’esprit imprègne les musiques créoles des Amériques et de la Caraïbe.
La Matière de l’absence éclaire aussi cet insoupçonné qu’est la résistance invisible inventée pour contrer l’ordre esclavagiste qui, par exemple, interdisait la représentation. D’où l’importance de la musique et de la danse : leur apparence inoffensive assurait la « persistance de l’indomptable humanité ». Le lecteur a priori loin de ces réalités découvre peu à peu une richesse inouïe, de puissantes ressources existentielles. Le livre de deuil, au regard rétrospectif, a laissé place à une œuvre de littérature qui ouvre à l’expérience, à la connaissance. La Matière de l’absence est un indispensable bréviaire de vie où celle-ci, toujours, est mouvement. « Tu vois,écrit Patrick Chamoiseau, comme les origines se tiennent à chaque fois devant nous ? »
La Matière de l’absence, Patrick Chamoiseau, Seuil, 365 p., 21 euros.