Semaine du goût : Un goût de réchauffé
Des manifestations gastronomiques aux restaurants, de l’entrée au dessert, l’industrie agroalimentaire s’occupe de notre assiette.
dans l’hebdo N° 1422 Acheter ce numéro
« Votre invité est notre invité. » Telle est la formule de « Tous au restaurant », « l’événement incontournable de la rentrée » qui a déroulé sa septième édition du 19 septembre au 2 octobre. « Une occasion unique de découvrir ou redécouvrir les belles tables de France et la diversité, la vitalité et la créativité de ses cuisines ! » Créée en 2010 par Alain Ducasse, le parrain de la gastronomie française, la formule est simple : un menu acheté = un menu offert. Libre au restaurateur de participer à l’événement (une centaine d’euros les frais d’inscription).
En 2015, 575 000 clients ont réservé une table dans le millier d’établissements inscrits. « Chaque restaurateur est maître de sa prestation, de ses prix » et du nombre de tables qu’il veut bien mettre à disposition pendant cette quinzaine. C’est aussi lui qui décide du menu (dans ce cas, évidemment, le maquereau remplace le bar). Parmi les partenaires, curieusement, on recense Bongrain, Évian et Transgourmet, distributeur « de référence pour la livraison aux professionnels de la restauration », se targuant de 60 000 clients en « restauration commerciale, restauration collective et -boulangerie-pâtisserie ». Entendez : livreur, entre autres, de produits industriels qui finissent sur nos tables… Les partenaires de Transgourmet sont McCain, Liebig, Fleury-Michon, Danone, Heinz, Nestlé, Unilever, etc.
Patrimoine culinaire et rayonnement de la France
Ce 10 octobre, en partenariat avec le ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation, de la Pêche et de la Ruralité, s’ouvre la Semaine du goût (jusqu’au 16 octobre). 27e édition, pas moins ! Initiée en 1990 par la -Collective du sucre (lobby majeur dans le secteur), relayée par le critique gastronomique Jean-Luc Petitrenaud et avec le concours du ministère de -l’Éducation nationale, cette semaine (coïncidant avec le lancement de la récolte de la -betterave à sucre) se veut « l’événement référent de la transmission et de l’éducation au goût pour le plus grand nombre. Elle favorise les rencontres entre les professionnels de la terre à l’assiette avec le grand public et les publics cibles (de la maternelle à l’enseignement supérieur), partout en France, pour sauve-garder la culture des patrimoines culinaires et le bien manger ».
Cette édition compte décliner animations, interventions dans les établissements scolaires et transmission des passions, sur le thème du « mieux manger pour vivre mieux ». Est-ce pour cela que, parmi les partenaires, on trouve le puissant Centre national interprofessionnel de l’économie laitière (CNIEL), Bridor (fabricant de viennoiseries, pâtisseries et pains industriels), Président (groupe Lactalis) et Auchan ? Des groupes et des lobbys bénéficiant toujours d’une place de choix dans ces manifestations, tantôt pour s’acheter une vertu à bon compte, tantôt pour mettre en avant leurs « solutions ».
Pendant longtemps, jusqu’en 2014, l’industrie du sucre a fait partie des partenaires principaux. On y trouvait aussi l’Association nationale des industries alimentaires (Ania), Carrefour, Liebig et McCain. On a fait un peu le ménage, mais ça ressemble encore à l’écoblanchiment orchestré lors de la COP 21, parrainée par Engie, Renault-Nissan, Suez Environnement, Michelin ou Coca-Cola. Comme si Monsanto – pardon, Bayer – était partenaire du salon du bio Marjolaine ! Cela n’empêche pas les organisateurs, chaque année, de prétendre « éduquer au goût les consommateurs, informer de manière pédagogique sur les produits, leur origine, leur mode de production et leurs spécificités ». « Mieux manger pour vivre mieux », donc… Si c’est Auchan qui le dit !
Un menu, ça se décrypte
Faute de label fiable, et face à une industrie agroalimentaire aussi puissante que discrète, il reste au consommateur à savoir décrypter les cartes et les menus d’un restaurant pour savoir ce qu’il y a dans son assiette. Chercher la transparence prend du temps, certes, et demande un engagement personnel. C’est presque une enquête policière, où l’on doit s’informer, suivre les pistes. Quelques indices existent. Le premier est celui du respect des saisons. D’avril à octobre, par exemple, une assiette de Saint-Jacques est à bannir, comme le très courant ananas en carpaccio, présenté en rosace, douze mois sur douze. Les cartes avec les mêmes intitulés toute l’année, sans logique gastronomique (escargots de Bourgogne, choucroute, carpaccio de saumon et moules-frites sur la même carte), sans spécialité maison, sont aussi à éviter. Lire l’origine très précise des produits, accompagnée du nom du producteur, en matière de traçabilité, est un gage de qualité. Plus les cartes sont longues, moins il y a de produits frais et bruts. Au-delà de cinq ou six intitulés par catégorie – entrées, plats et desserts –, c’est impossible, à moins d’avoir une brigade de sept ou huit personnes en cuisine. Autre détail : s’il est impossible de modifier, supprimer, ou séparer un ingrédient dans l’intitulé du plat (pour des raisons d’intolérance ou d’allergie), celui-ci est forcément arrivé en barquette portionnée au restaurant.
La France, « science de gueule », c’est une affaire qui remonte loin. Au moins à Montaigne, auteur de la formule. Et pourtant. En 2013, l’UFC-Que choisir révélait que deux tiers des restaurants français avaient recours à l’agroalimentaire, désignant principalement la petite et moyenne restauration. « C’est sûrement beaucoup plus, et au-delà de 80 % ! », estime aujourd’hui Xavier Hamon, affilié au réseau Slow Food, restaurateur et chef de cuisine à Quimper (Le Comptoir du théâtre), militant du « locavore », à l’initiative d’un réseau de producteurs, d’éleveurs et de pêcheurs en Cornouaille. « Si l’on se met à pointer le goût sur une semaine, c’est bien qu’il y a un problème dans nos restaurants », remarque-t-il. En effet, il n’y a qu’à voir le ballet de restaurateurs et de chefs dans les rayons des grossistes, approvisionnés par les puissants groupes industriels que sont Pomona, Brake, Davigel, Transgourmet ou encore Metro.
Salade périgourdine et Parmentier de canard
Quand on épluche les catalogues de ces groupes destinés à la « restauration commerciale », c’est-à-dire aux restaurants, il y a de quoi, selon l’expression, « faire son marché ». À côté de produits frais et bruts, de boutons d’artichaut présentant « un visuel traditionnel », d’asperges calibrées, d’herbes aromatiques déjà concassées, de courgettes en rondelles, d’oignons et de carottes émincés, de poissons parés et levés en filets, de coquillages décortiqués et de volailles prédécoupées, on croise tous les menus et cartes qu’on peut lire à l’entrée des maisons de bouche. Entrées, plats, desserts. Mignardises comprises. Tout y passe. Liste non exhaustive : terrine de canard aux figues, salade périgourdine, cocktail de crevettes, carpaccio de saumon, ravioles en tout genre, jarret de porc au jus, petit salé aux lentilles, cabillaud au curry, blanquette de veau, souris d’agneau, sauté de poulet à l’estragon, écrasé de pommes de terre à l’huile d’olive, fish and chips, navarin d’agneau, -Parmentier de canard et tarte aux pommes. On y trouve encore toutes les crèmes et les sauces, « des solutions pour accompagner vos plats du jour », gratins et garnitures, cafés gourmands et petits fours… Un abécédaire de la cuisine plus complet que le Ginette Mathiot [^1].
Avec une carte pareille, tout le monde peut ouvrir son restaurant. Un restaurant sans cuisinier. Il suffit de savoir ouvrir des barquettes, découper un sachet, manipuler un micro-ondes. Dans le milieu, on parle de « remise en température ». Sans s’épargner d’afficher le logo « fait maison », facilement contournable. Pour les plus mal doués, on propose même des menus clés en mains ou le plat du jour parfaitement mitonné, avec son coût global. Les plus démarchés et visés sont les établissements qui « brassent du volume » en termes de couverts, avec terrasse, plus regardants sur le nombre que sur la qualité, proposant des cartes très longues, et approchés suivant une stratégie : l’« OPA », c’est-à-dire « ouverture, plan, accroche », ou comment forcer les portes.
Pour le restaurateur, côté rentabilité, c’est « à point » : une gestion des stocks plus facile, moins de personnel, moins de charges et un gain de temps considérable puisque, de la chambre froide à l’assiette, si l’on ne se coupe pas avec sa paire de ciseaux, il suffit de trois à quatre minutes pour servir une daurade farcie à un coût imbattable. Chez Davigel, par exemple, la portion de tomate farcie (170 g), avec son riz, est à 1,06 euro ; la tarte fine d’oignons (90 g) à 57 centimes ; la cuisse de canard gras confite (275 g) à 4,16 euros ; la blanquette de cabillaud (200 g) à 2,92 euros ; le chili con carne (250 g) à 1,63 euro ; le poisson blanc sauce bordelaise (160 g) à 1,82 euro.
Une rentabilité à toute épreuve
Libre au restaurateur d’appliquer le coefficient de son choix, sans scrupule, facilement entre 4 et 7. C’est ainsi que le bœuf bourguignon, réglé 2,46 euros (la portion de 230 g) se retrouve à l’ardoise à 13 ou 14 euros, les lasagnes au saumon (2,10 euros les 300 g) à 12 euros au moins, et le fameux moelleux au chocolat, partout répandu (97 centimes pièce pour 90 g), entre 7 et 9 euros. En toute discrétion. Parce que, dans un univers régi par l’omerta, serveurs et restaurateurs sont peu loquaces sur le sujet, sinon dans le déni, à l’instar des commerciaux des groupes industriels, soumis à une clause de confidentialité, peu bavards quand on les interroge sur leurs pratiques, leurs démarches (jusque dans les restaurants gastronomiques) et leurs clients.
La défaite de la cuisine française est là. Non pas que ces plats concoctés par l’agro-alimentaire, qu’on retrouve partout, quelles que soient les régions, avec une banalité régulière, soient immangeables. Mais parce que ces produits sont lisses, déclinant un goût standardisé, uniformisé, où rien ne dépasse en matière de saveurs (le contraire de la cuisine, donc). Une défaite qui n’est pas seulement celle de la cuisine mais aussi celle du consommateur, floué, abusé. Lequel, à en croire certains restaurateurs, ne ferait pas la différence (et pour cause, il est habitué à l’encéphalogramme plat du goût industriel), dépourvu de repères. « Doit-on s’étonner ? s’interroge Xavier Hamon. On multiplie les manifestations, mais cela reste dilué. C’est un peu comme les soldes : ça n’a plus de sens, sinon à promouvoir des opérations de communication ou commerciales pour des acteurs économiques. C’est le même genre d’imposture que la Journée internationale des droits des femmes : le goût, c’est valable toute l’année ! »
Mission ratée, donc, pour les vingt-six éditions déjà écoulées de la Semaine du goût, prônant l’éducation et la transmission. Mais « fallait-il s’attendre à autre chose quand le loup a d’emblée les quatre pattes dans la bergerie ? », relève Paul Courtaux, installé à Palavas-les-Flots (le Saint-Georges), lui aussi démarché, sitôt installé, « par un véritable défilé de sociétés industrielles », mais attaché à un réseau local de producteurs et de pêcheurs et qui n’a « jamais cru à ce type d’opération ».
C’eût été pourtant tout l’intérêt : pointer du doigt l’agroalimentaire [^2], valoriser la sueur de la cuisine, inspirer un décryptage des menus et des produits dans nos assiettes. Pas seulement au restaurant (puisqu’il resterait, malgré tout, près de 30 % de restaurants taraudés par l’éthique, dont le réel fait maison coûterait 15 à 20 % de plus que le produit industriel, le prix à payer pour « mieux manger », le prix à payer aussi en matière de santé publique sur le long terme, si l’on songe que les plats de l’agro sont saturés de gras, de sel, de sucre, d’exhausteurs de goût, de conservateurs et de colorants). Surtout à un moment où la France se remettrait, paraît-il, aux fourneaux, retrouverait le goût du marché et de la popote, depuis le scandale de la viande de cheval dans les lasagnes, en 2013.
Retour en trompe-l’œil ? Reste que Findus, leader du plat cuisiné surgelé, poursuit sa prospérité avec des « produits stars », comme les lasagnes à la bolognaise, le Croustibat (des bâtonnets de poisson blanc en chapelure), la moussaka et le hachis Parmentier. Tandis que sourit le groupe Picard, affichant 200 nouvelles recettes par an, un moelleux au chocolat vendu toutes les six secondes, deux macarons par seconde et un chiffre d’affaires de 1,4 milliard d’euros, contre 1,35 milliard en 2013. L’industrie a bon appétit.
[^1] Auteure du célèbre Je sais cuisiner, tiré à plus de 6 millions d’exemplaires.
[^2] Ce qu’ont fait quelques chefs engagés, sitôt après le rachat de Monsanto par Bayer, signant une pétition contre « l’invasion de l’agrochimie dans nos assiettes ». On y trouve Olivier Roellinger, Michel Bras, Benjamin Toursel, Yves Camdeborde et Patrick Henriroux.