Souviens-toi du 49-3 !
On est stupéfait lorsqu’on entend aujourd’hui Manuel Valls appeler la gauche à se rassembler, comme s’il n’était pas coupable de l’avoir lui-même profondément divisée.
dans l’hebdo N° 1425 Acheter ce numéro
Ce qu’il est désormais convenu d’appeler « la colère des policiers », ou de certains d’entre eux, est traité avec beaucoup d’empathie par les commentateurs. Et il n’est pas un responsable politique qui ne dise sa « grande compréhension » des manifestations qui s’organisent nuitamment dans nos villes depuis plus d’une semaine. Cela peut se comprendre quand on se souvient de l’acte de barbarie qui a provoqué ce mouvement. Le jet d’un cocktail Molotov dans une voiture en faction, et la claire intention des assaillants de piéger les policiers dans les flammes, est évidemment un crime d’une insupportable sauvagerie. Mais, au-delà de l’émotion qu’il suscite, le drame soulève beaucoup de questions, notamment sur les missions absurdes que l’on impose aux policiers (à Viry-Châtillon, il s’agissait de « surveiller » une caméra… de surveillance !) [^1], et plus profondément sur la violence du climat social. Une violence dont les policiers ne sont pas innocents, et dont ils se sont souvent rendus coupables dans les manifestations du printemps dernier.
Mais ce qui inquiète, dans l’immédiat, c’est la tournure aventureuse que prend le mouvement. Des cortèges nocturnes de policiers cagoulés, armés, dit-on même parfois, et parvenant sans difficulté jusqu’aux portes des principaux lieux de pouvoir, cela rappelle de mauvais souvenirs. Ce n’est certes pas « février 1934 », mais cela ressemble déjà un peu plus aux manifestations du 13 mars 1958, dans le climat délétère de la guerre d’Algérie. Il y a toujours quelque chose de factieux dans ces soulèvements d’une corporation qui s’affranchit d’elle-même d’un ordre qu’elle revendique, et qu’elle défend avec zèle, et souvent brutalité, contre toute autre forme de protestation sociale.
Plusieurs signes devraient inviter à la vigilance dans cette affaire : l’impunité dont jouissent les « manifestants », nullement entravés dans leurs marches en direction de l’Élysée ou du ministère de l’Intérieur ; la mise à l’écart des syndicats – ce qui n’est jamais très bon signe en démocratie – et la nature de leurs revendications. Pour l’instant, l’autorité politique ne cède pas à la demande d’extension de la légitime défense, mais on ne sent pas une grande fermeté dans ce refus. Enfin, et peut-être surtout, les policiers s’en prennent à la justice (ce qui, au passage, remet en perspective la petite phrase, malheureuse mais opportuniste, de François Hollande sur la « lâcheté de l’institution judiciaire »). Ils ne sont donc pas seulement « au-dessus des lois », ils veulent aussi « faire la loi ». On a là tous les germes d’une dérive possible. L’ironie de l’actualité veut que cette affaire survienne au moment où la gauche de gouvernement, tout à son désarroi, lance une opération Valls [^2]. C’est-à-dire de promotion du personnage politique le plus enclin à céder à la police. Et cela, plus par affinités idéologiques que par faiblesse. Est-on en train de remplacer, rue de Solférino, un technocrate néolibéral confus par un néolibéral autoritaire ?
L’opération Valls « candidat de substitution »a été lancée par le propre entourage du Premier ministre, confirmée par les propos du premier secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadélis, ainsi que par le changement de discours, toute honte bue, de Manuel Valls lui-même. On est stupéfait lorsqu’on l’entend aujourd’hui appeler la gauche à se rassembler, comme s’il n’était pas coupable de l’avoir lui-même profondément divisée. Il faut beaucoup d’impudence pour oser ainsi demander, sur un mode faussement naïf, et soudain très amical, ce qui le sépare d’« Arnaud [Montebourg], Benoît [Hamon] et Aurélie [Filippetti] ». La réponse est pourtant simple : la loi travail. La loi travail, comme symbole de toute une politique. Manuel Valls a préféré à l’époque défier la gauche en imposant un texte qui fait reculer d’un demi-siècle le droit du travail.
La loi qui, dans son contenu, et par la méthode qui l’a imposée, a creusé un abîme entre les « deux gauches ». Il est d’ailleurs frappant – encore une manifestation d’amnésie – d’entendre Manuel Valls en appeler à l’unité, alors qu’il y a peu il jugeait les « deux gauches » « irréconciliables ». Soudain condamné à faire assaut de diplomatie, il en est même réduit à tendre la main à Emmanuel Macron, l’ami le plus détesté ? Grand amateur d’histoire de France, façon Troisième République, Manuel Valls connaît évidemment l’épisode du vase de Soissons. « Souviens-toi du vase de Soissons ! », se serait écrié Clovis, roi des Francs, en fracassant le crâne du soldat qui, un an auparavant, avait brisé devant lui le précieux objet liturgique. Vraie ou fausse, l’anecdote est en tout cas devenue une sorte de fable. Il faut avoir la mémoire de ses propres actes, et songer à leurs conséquences quand il est encore temps. En un mot, être responsable. Une leçon que le Premier ministre semble avoir oubliée. Il s’expose à s’entendre répondre : « Souviens-toi du 49-3 ! »
[^1] Voir l’analyse du sociologue Fabien Jobard dans l’article d’Olivier Doubre, pp. 4 à 6.
[^2] Pendant que les uns jouent la carte Valls, d’autres tentent de convaincre Christiane Taubira de faire acte de candidature. Quelle pagaille !
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