Une nuit avec les flics
Pour la troisième fois consécutive, des policiers ont sillonné la capitale, arrivant jusque devant les jardins de l’Élysée. Reportage.
dans l’hebdo N° 1425 Acheter ce numéro
Cette soirée-là encore, une manifestation de policiers, certains avec leur arme, se déroule sans autorisation déposée en préfecture, réunie grâce à une chaîne de SMS. Il est près de deux heures du matin, dans la nuit du mercredi 19 au jeudi 20 octobre. Le cortège improvisé vient de traverser la place de la Concorde et de s’arrêter devant les grilles du jardin de l’Élysée. Une seule voiture de police le précède, gyrophare allumé. Au volant, le conducteur ne cache pas son soutien. Des voix bruissent : « On va place Beauvau ! », siège du ministère de l’Intérieur. Ces policiers viennent de passer devant les grilles de l’ambassade des États-Unis, un des lieux les plus protégés de Paris, où aucune manif ne s’est jamais approchée à moins de plusieurs dizaines de mètres, ils scandent avec humour : « Les Ricains, avec nous ! » Avançant encore, calmement, déterminés. Si François Hollande se trouve dans le palais présidentiel, il ne peut pas ne pas entendre « La Marseillaise », entonnée en chœur, parfois entrecoupée par des « Policiers en colère ! », et bientôt des « Gendarmes avec nous ! » Ce dernier slogan s’adresse aux militaires bloquant l’accès à l’avenue Matignon, qui mène le long de la résidence présidentielle au ministère de l’Intérieur. Quelques remarques moins amènes fusent en direction de ces « collègues » militaires : « Ah, ceux-là, ils obéissent aux ordres ! »
Les manifestants savent décrocher les barrières grises qui jouxtent le trottoir et se déportent rapidement sur la gauche en traversant les jardins jusqu’aux Champs-Élysées. Ils envahissent alors rapidement la chaussée de la « plus belle avenue du monde ». Les -voitures, bloquées derrière, prennent leur mal en patience sans oser klaxonner. Plusieurs automobilistes applaudissent même. Soudain, de l’autre côté de l’avenue, un groupe de jeunes, majoritairement noirs et arabes, moquent bruyamment le cortège en invectivant crûment ses participants. Sifflets et quelques insultes s’échappent de suite, en guise de répliques tout aussi crues : le face-à-face entre les deux groupes semble évident, sans autre préalable. Chaque côté s’est reconnu immédiatement…
Depuis presque trois heures, ces policiers arpentent les rues de la capitale, d’est en ouest. Sans négociation du parcours avec la préfecture, comme c’est pourtant obligatoire pour toute manifestation. Avant d’entamer pour une énième fois « La Marseillaise », ces agents en civil tiennent d’abord à souligner que ce mouvement est « apolitique, asyndical, parce que les syndicats dans la police sont tous pourris, des traîtres, tous liés au pouvoir, des valets des chefs, alors qu’il n’y a ici que des flics de base ! » Et au-delà de la collusion présumée des grandes organisations syndicales avec la direction, les manifestants pointent souvent l’utilisation cynique des forces de police, en particulier celles mobilisées sur la voie publique, pour parfaire les statistiques et « permettre au ministère de faire sa com’ »…
Ils se sont retrouvés, comme la nuit précédente, au cœur du Xe arrondissement parisien, devant l’entrée de l’hôpital Saint-Louis, où est soigné leur collègue plongé dans un coma artificiel. Il a été grièvement brûlé au deuxième degré sur une grande partie du corps par un cocktail Molotov jeté le 8 octobre dans son véhicule par une vingtaine d’assaillants, à Viry-Châtillon, à deux pas de la difficile cité de la Grande Borne. Après être restés un bon moment rassemblés face à l’hôpital, le petit millier de policiers se sont élancés d’abord en direction de la place du Colonel-Fabien aux cris de « Citoyens, avec nous ! ». Presque aucun uniforme de gardien de la paix, mais nombreux sont ceux qui portent leur brassard orange « Police », et quelques-uns sont même sur leur moto. La majorité d’entre eux masque son visage. Et les journalistes ne sont pas forcément les bienvenus, beaucoup se refusent à répondre à toute question. Et l’on sent une vraie gêne lorsque des photographes s’approchent pour faire des clichés du cortège.
Quelques-uns acceptent quand même de s’expliquer, d’abord sur la dissimulation de leur visage – ce qui, légalement, constitue pourtant une infraction pénale, en particulier au cours d’une manifestation. Leur première justification est la suivante : « Je ne veux pas être reconnu par ceux que nous arrêtons ! Surtout pour ma famille, pour sa sécurité ! » Mais bientôt, si l’on insiste un peu, beaucoup avouent aussi « craindre les sanctions de la hiérarchie ». La première réaction de Jean-Marc Falcone, le directeur général de la Police nationale, a d’ailleurs été de déclarer que l’IGPN, la « police des polices », allait être saisie pour enquêter et sanctionner les participants à ces manifestations « sauvages », « inadmissibles », selon le ministère. « On n’est jamais trop prudent, reconnaît un brigadier-chef, et alors qu’on se demande chaque matin si on va rentrer entier le soir, on ne se sent jamais vraiment soutenus par nos supérieurs. »
Le malaise dans la police reste donc profond. Conditions de travail déplorables et épuisantes, manques de moyens, véhicules, ordinateurs et téléphones portables vétustes « qui font rigoler les délinquants qu’on interpelle » : ces flics de base dénoncent le manque de considération de leur hiérarchie, mais aussi le supposé « laxisme » d’une justice qui « relâche sans cesse les types qu’on passe notre temps à arrêter ». Avançant aux cris de « Cazeneuve, démission ! » et de « Falcone, démission ! », redoutant les sanctions, qu’elles soient disciplinaires ou plus insidieuses, ces policiers se sentent surtout bien seuls. Une solitude sans représentation collective qui, si elle dure, risque de faire de ce mouvement une proie facile pour une extrême droite en embuscade…