Après les attentats, de fragiles fragments de mémoire
Bougies, dessins d’enfants, petits mots… Des chercheurs travaillent à conserver les objets déposés sur les lieux des attentats, transformant l’éphémère en document d’histoire.
dans l’hebdo N° 1427 Acheter ce numéro
Il ne reste plus rien (ou presque) devant le Bataclan, ni aux abords des cafés mitraillés le 13 novembre 2015 par le sinistre « commando des terrasses », de ces milliers de messages multiformes déposés par des Parisiens, des banlieusards ou des provinciaux, de passage ou riverains, dès l’aube du 14 novembre, le sang à terre à peine séché, les vitrines encore perforées par les balles.
Depuis les tueries à Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher, en janvier 2015, la place de la République était déjà devenue un véritable lieu de mémoire, sorte de carrefour émotionnel où d’innombrables écrits, citations, croquis, drapeaux, bougies, objets divers se sont accumulés. Le lieu avait d’emblée attiré l’attention des chercheurs. L’historien Patrick Boucheron le soulignait en ouvrant ainsi sa « Leçon inaugurale » au Collège de France, le 17 décembre 2015 [^1] : « Il y a un mois, je suis retourné place de la République. […] Depuis janvier […], le temps passait, les nuits et les jours, la pluie, le vent, qui délavaient les dessins d’enfants, éparpillaient les objets, effaçaient les slogans, estompant leur colère. Et l’on se disait : c’est cela, un monument, qui brandit haut dans le ciel une mémoire active, vivante, fragile ; ce n’est que cela, une ville, cette manière de rendre le passé habitable et de conjoindre sous nos pas ses fragments épars ; c’est tout cela, l’histoire, pourvu qu’elle sache accueillir du même front les lenteurs apaisantes de la durée et la brusquerie des événements. »
L’émotion à la fois collective et individuelle est alors si intense que la question de la conservation de la mémoire de l’événement se pose très rapidement. Autant pour les citoyens que pour les élus et les chercheurs en sciences sociales, historiens en tête. Aussi, deux programmes de recueil de témoignages sont lancés au lendemain du 13 novembre. Fidèle à son intitulé, l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) choisit de donner la parole à des victimes ou à des témoins directs, sans limite de durée, dans le but, selon son directeur, Christian Delage, que ces « entretiens filmés [fassent] office d’archives ».
Une autre démarche, pluridisciplinaire, coordonnée par le CNRS et l’Inserm, emmenée par l’historien Denis Peschanski et le neuropsychologue Francis Eustache, va donner la parole à plus d’un millier de personnes (rescapés, proches, témoins, personnels des services de santé ou de sécurité, des cimetières parisiens ou de l’état-civil en mairie) et, pour certaines d’entre elles, étudier à partir d’imageries médicales le syndrome de stress post-traumatique dans leur cerveau…
L’intensité de l’émotion de la population, de sa volonté de résister au traumatisme, s’était exprimée à travers l’ampleur des manifestations du dimanche 11 janvier. Elle se renouvelle après le 13 novembre sur les lieux des attaques par le dépôt d’objets et de messages, entre hommages compassionnels aux victimes et prises de positions plus politiques. À côté du classique recueil de témoignages, oraux ou filmés, la nécessité de conserver ces traces, écrits ou objets, n’a pas été évidente de prime abord. Si une telle démarche est devenue habituelle aux États-Unis après un événement traumatique comme des attentats ou des tueries de masse dans une école, les pays européens n’avaient pas le réflexe d’archiver ce type de réactions.
Le sociologue Gérôme Truc (CNRS) a travaillé sur les traces matérielles recueillies à New York après le 11 septembre 2001 et observé la façon de collecter, de cataloguer et de trier de telles archives après les attentats de Madrid en 2004 et ceux de Londres en 2005 [^2]. « Nos traditions d’archivage, souligne le chercheur_, se limitent en général aux documents institutionnels ou à des publications, périodiques ou non. »_ Or, au lendemain du 13 novembre 2015, sous l’impulsion de leur directeur, Guillaume Nahon, et sur les conseils de chercheurs, dont Gérôme Truc, les Archives de Paris ont « su tenir compte des enseignements de ce qui s’était fait à New York, à Londres, à Madrid et ailleurs, pour recueillir progressivement ces matériaux déposés dans l’espace public, en prenant soin de noter les dates et les lieux de collecte. »
Au total, plus de 9 200 documents sont aujourd’hui entreposés aux Archives de Paris, qui les ont d’abord séchés et nettoyés. Leur archivage, nécessaire afin de les préserver, met ainsi au jour l’importance, pour les auteurs anonymes qui les y ont déposés, de ces lieux de mémoire, au départ improvisés et, par la force des choses, aujourd’hui disparus.
[^1] Ce que peut l’histoire, Patrick Boucheron, Fayard/Collège de France, 2016.
[^2] Voir Sidérations. Une sociologie des attentats, PUF, 2016.