« Bienvenue » à Croisilles
Trente et un Soudanais évacués de Calais sont arrivés dans le seul centre d’accueil et d’orientation du Pas-de-Calais. Les habitants du village se divisent entre haine et bienveillance.
dans l’hebdo N° 1426 Acheter ce numéro
L’arrivée à Croisilles, une fin d’après-midi automnale, un peu avant la tombée de la nuit, est digne d’un livre d’images : ce village de 1 900 âmes, situé à une trentaine de kilomètres d’Arras, se niche au creux des champs, son clocher pointant vers un ciel blafard. Là se joue le deuxième épisode du démantèlement de la jungle de Calais. Ce 24 octobre, le bourg accueille 31 Soudanais évacués du bidonville calaisien. Là où un CRS avait soupiré : « Les migrants reviendront. Tôt pour ceux qui veulent passer en Angleterre, ou tard pour ceux qui auront voulu se mettre au chaud pour -l’hiver. L’enjeu sera la rencontre avec les habitants dans ces petits villages où on les expédie. »
Une heure après l’arrivée des réfugiés à Croisilles, un rassemblement houleux se tient devant la boulangerie, au pied de l’église. Trois bénévoles d’un certain âge, gilets du Secours catholique sur le dos, tentent de débattre avec des anti-migrants particulièrement agressifs. Beaucoup de jeunes parents disent craindre pour la sécurité de leurs enfants, car les réfugiés sont logés dans l’ancienne maison de retraite, à deux pas de l’école.
« Ce sont des violeurs et des terroristes, hurle un homme. S’ils ont fui la guerre, pourquoi sont-ils partis sans leurs enfants ? » « Ils n’en avaient peut-être pas encore, certains ont 25 ans… », tente une bénévole, qu’une mère menace : « Gare à ton cul ! » C’est le grand fossé en regard du comité d’accueil qui avait applaudi les migrants à leur descente du car, une heure avant. « Les gens d’ici ne sont pas trop habitués aux étrangers, tente d’excuser une jeune femme blonde d’une voix douce, la trentaine. Tous ne sont pas radicalement anti-migrants, mais ils hésitent. Nous avons surtout été choqués de la manière dont cet accueil a été décidé unilatéralement par le maire, car nous avons appris la nouvelle sur les réseaux sociaux ! »
Opération camouflage de la répression
L’opération « humanitaire » prônée par le gouvernement ne l’est pas restée longtemps. Dès le deuxième jour, les CRS ont ouvertement trié les mineurs au faciès, selon des bénévoles d’Utopia 56 présents sur place. Ceux qui étaient refusés ne pouvaient donc pas s’enregistrer pour être hébergés au Centre d’accueil provisoire (CAP) mis en place dans la jungle. Depuis le 17 octobre, 1 451 mineurs ont été « mis à l’abri » en France, tandis que le Royaume-Uni en a accepté 274.
Si le « nettoyage » du site a commencé, tous les réfugiés ne sont pas partis et certains veulent toujours passer en Angleterre. Mais le gouvernement a tout prévu. Trois centres de rétention administrative ont rouvert (Hendaye, Plaisir, Strasbourg), et celui de Coquelle, en Pas-de-Calais, a augmenté son nombre de places. Selon la Cimade, « entre le 24 et le 2 octobre, ce sont déjà 90 personnes exilées en provenance de Calais qui ont été privées de liberté ».
« Sachant le démantèlement imminent, La Vie active a pris les devants pour nettoyer les locaux. Des habitants ont eu vent des préparatifs et la nouvelle a jailli sur les réseaux sociaux avant même que nous ayons pu en faire l’annonce officielle ! », regrette l’édile. Le soir même, 250 personnes protestaient contre l’arrivée des réfugiés, remontées à bloc par des élus frontistes de la région et par Aurélien Verhassel, tête de pont de Génération identitaire, groupuscule d’extrême droite. Le samedi suivant, ils se sont rendus au domicile de chaque conseiller ayant voté pour l’accueil des migrants dans le village, et ont jeté des œufs sur leurs maisons.
« Il y aura toujours un petit groupe que nous ne pourrons pas convaincre, observe Fabien Sellier, premier adjoint. Mais nous allons tout faire pour que la majorité des opposants change d’avis après avoir rencontré les migrants. » « Les réfugiés ! », corrige Gérard Dué. Le maire se moque de jouer son mandat dans cette affaire puisqu’il fait « ce qui est juste ». « Forts de notre expérience dans la jungle de Calais, nous allons prouver aux habitants de Croisilles que leur sécurité n’est pas en jeu », défend Guillaume Alexandre, directeur général de La Vie active. L’important pour lui étant que la sécurité des occupants, des salariés et du lieu puisse être assurée par l’État. Ce dernier attribue 25 euros par personne et par jour à l’association, qui complète les dépenses de fonctionnement avec ses propres fonds. De quoi battre en brèche l’idée que les réfugiés coûtent à la ville et que l’association « se fait de l’argent » dans l’opération.
« Ces gens qui vivaient sous des tentes ne doivent pas se sentir contraints, poursuit -Guillaume Alexandre. Les migrants du CAO sont libres d’aller et venir, de jour comme de nuit, et nous organiserons des activités avec eux. » La priorité restant de faire avancer leur situation juridique en leur permettant de déposer leur demande d’asile non à la préfecture d’Arras, mais directement à Lille, voire à Paris. « Ils ont plein de talents artistiques ou sportifs, nous ont-ils dit dès leur descente du car ! Ils veulent tout faire pour s’intégrer », raconte son collègue, en faisant visiter les locaux.
De longs couloirs aux couleurs vives un peu passées ouvrent sur des chambres dans lesquelles les réfugiés se sont installés avant de rejoindre une grande salle qui sert de réfectoire et de lieu de réunion. « On est tous pareils, on redoute l’inconnu », avance Khalil, un -pharmacien de 27 ans, en apprenant que des anti-migrants protestent de l’autre côté du mur. Des réactions de rejet, ils en ont déjà subi à Calais. Et qu’ont-ils pensé en montant dans ce car qui s’enfonçait dans la campagne française ? Croisilles n’était qu’un point sur une carte. S’ils ont choisi ce centre loin des côtes, c’est parce qu’ils y venaient en groupe d’hommes de la même origine, parlant la même langue et s’entendant bien. Mais aussi parce qu’ils étaient accompagnés par des membres de La Vie active qu’ils connaissaient déjà à Calais.
« Et puis, un village, cela nous paraissait plus facile qu’une grande ville, ajoute Mohammed, 34 ans, journaliste. La plupart d’entre nous étions villageois au Soudan, alors le contact avec les gens semble plus direct. En outre, à la campagne, si les transports ne sont pas évidents, l’air est bien meilleur. » Ses deux amis acquiescent. « On va reprendre des forces et réfléchir à la suite », affirme Khalil en tapant sur l’épaule de son cousin, Omar, 26 ans : « C’est un bon chanteur ! », s’exclame-t-il. Leur premier souhait serait d’apprendre le français. « Une belle langue », approuve Mohammed en feuilletant un journal qu’il voudrait bien pouvoir lire.
Devant le centre, une quarantaine de manifestants se sont installés derrière une banderole, « Croisilles sans migrants », qui se déchiffre à peine dans l’ombre du soir. Après avoir répondu au mégaphone hurlant « Pas chez nous ! », les manifestants entonnent « La Marseillaise », sous l’œil navré des bénévoles qui sortent du centre. Adossé à un mur de pierres, un petit calepin dans la main, un journaliste du New York Times croque la scène, tel un Hemingway sorti de nulle part. « J’en ai assez entendu ! », lâche un jeune homme en tournant les talons. Lesquels de ces cris haineux sont parvenus jusqu’aux migrants ? Eux, ont-ils peur à l’intérieur ? Redoutent-ils leur première sortie dans le village ? Ou ne pensent-ils qu’à cette première nuit qu’ils vont passer au chaud, et peut-être au calme, dans ce petit village de briques ? En tout cas dans un vrai lit…