Christophe Bonneuil : « La dette écologique est colossale »

Face aux risques et aux injustices liés au développement capitaliste, il faut, selon l’historien Christophe Bonneuil, créer de nouveaux droits et de nouvelles responsabilités.

Ingrid Merckx  • 2 novembre 2016 abonné·es
Christophe Bonneuil : « La dette écologique est colossale »
© Photo : Ronaldo Schemidt/AFP

La collection « Anthropocène », que dirige l’historien Christophe Bonneuil aux éditions du Seuil, a été créée en 2013 pour dresser l’état des lieux d’une planète en état d’urgence et renouveler la pensée au carrefour du social et de l’écologique. Elle s’est ouverte avec l’ouvrage qu’il a co-écrit avec Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène. Pour l’édition en anglais et celle en poche [^1], en 2016, ils ont ajouté un chapitre intitulé « Agnotocène », sur le déni des alertes environnementales, et un autre« Capitalocène », sur les liens entre capitalisme et transformation de la planète.

Vous donnez avec Jean-Baptiste Fressoz un cours sur l’histoire de l’Anthropocène à l’École des hautes études depuis 2012. Comment le sujet a-t-il évolué en cinq ans ?

Christophe Bonneuil : Des travaux importants ont été produits montrant les liens entre les injustices sociales et les dégâts environnementaux du modèle de développement capitaliste. Notamment deux livres sortis aux éditions Verso : Fossil Capital, d’Andreas Malm, et Capitalism in the Web of Life, de Jason W. Moore, qui a également dirigé un ouvrage collectif : Anthropocene or Capitalocene ?

L’Événement Anthropocène paru, en 2013, est le fruit de ce cours que nous avons continué à faire évoluer. Par ailleurs, est apparu en histoire des sciences un nouveau courant qui se propose, sous le nom d’agnotologie, d’étudier la production de l’ignorance. C’est-à-dire les processus sociaux par lesquels on fabrique du non-savoir, du doute, du flou, de la controverse, des zones d’ignorance, mais comme processus actifs : l’ignorance, ça n’est pas seulement les zones noires qu’on n’a pas pensé à creuser, ça peut être aussi des zones floutées par des stratégies actives. Cette proposition émane de l’historien Robert N. Proctor, qui, dans Golden Holocaust, explore les stratégies de l’industrie du tabac pour faire du brouillard autour des premiers travaux d’épidémiologie des années 1950 sur la nocivité de la cigarette.

L’agnotologie émerge-t-elle aussi dans le domaine de l’environnement ?

Cela fait longtemps que des chercheurs, des militants, des journalistes mettent au jour ces pratiques de fabrique de non-savoir sur des cas comme l’amiante, les pesticides, Monsanto, le changement climatique, etc. L’agnotologie revient à regarder les stratégies actives de pouvoirs économiques, financiers ou d’élites politiques pour retarder les régulations qui pourraient baisser la profitabilité de certaines entreprises vendant des produits nocifs… L’idée avait été lancée dans L’Apocalypse joyeuse [2012], qui étudie les controverses nées au début de la révolution industrielle à propos des accidents liés aux machines à vapeur, des effets secondaires des premiers vaccins et des nuisances industrielles. Jean-Baptiste Fressoz explique dans ce livre que, dès cette époque, il y avait des controverses scientifiques, des luttes politiques, des gens qui s’opposaient aux nuisances industrielles sur les corps et l’environnement, et que notre entrée dans l’Anthropocène ne s’est pas faite par inadvertance ou inconscience, mais bien à la suite d’une « désinhibition », c’est-à-dire d’une marginalisation active, organisée par certains acteurs, des alertes et des contestations.

Vous récusez l’idée d’un « éveil », d’une prise de conscience récente de l’impact de l’homme sur l’environnement ?

Nous nous opposons en effet à cette lecture révélationniste où, tout à coup, un sauveur – la science – vient nous dire la vérité sur notre impact : avant, on ne savait pas, on a abîmé l’environnement sans le faire exprès, donc on est pardonné. Maintenant qu’on sait, on va enfin pouvoir faire quelque chose. Ce discours pose deux problèmes. D’abord, il reproduit le grand récit moderniste : « Avant, ils étaient nuls, moins savants, moins réflexifs que nous ; maintenant on est meilleurs. » Ensuite, en effaçant des siècles de savoirs et de batailles sociales contre les dégâts industriels et colonialistes, on perd tout un patrimoine de mémoires de luttes, dont il serait intéressant de savoir pourquoi elles ont été perdues, et dont il s’agit d’hériter créativement : les luddites, les naturiens et socialistes « sentimentaux » du XIXe siècle, l’écologie anticoloniale des pauvres d’un Gandhi, la lutte syndicale anti-productiviste pour une réduction de temps de travail dans les années 1930, etc. En dépolitisant la question environnementale du passé, on se démunit aujourd’hui et on laisse croire que c’est avec simplement un peu plus de sciences et de solutions techniques que les choses vont s’arranger.

L’agnotologie donne-t-elle des outils pour lutter ?

Montrer que, dès les années 1950, Philip Morris savait très bien que le tabac était nocif et qu’il a développé des stratégies pour le cacher pèse en termes judiciaires. Peut-être qu’un jour, quand le crime d’écocide sera reconnu à la Cour pénale internationale (CPI), des victimes de catastrophes climatiques pourront attaquer les 90 entreprises responsables des deux tiers des émissions aujourd’hui. Nous rencontrons de nouveaux types de risques sur une planète de plus en plus vulnérable : les agences de l’ONU annoncent 250 millions de réfugiés en 2050. Il faut que les victimes de cette injustice, de ces véritables crimes climatiques [^2], puissent se faire entendre et réclamer des droits. Il faut donc créer de nouvelles formes de responsabilités.

Pourquoi l’écocide tarde-t-il tant à émerger ?

Comme le rappelle le récent ouvrage de Valérie Cabanes, Un nouveau droit pour la Terre, le terme d’écocide est apparu en 1972 à la conférence de Stockholm sur l’environnement à propos des Américains qui répandaient de l’agent orange sur les forêts vietnamiennes. En 1990, quand le traité du Statut de Rome créant la CPI a été négocié, plusieurs rapports préparatoires ont proposé d’intégrer un crime d’écocide. Mais des lobbys ont fait en sorte que cela soit laissé de côté. Des juristes essaient actuellement d’introduire ce cinquième chef d’inculpation à la CPI. Au train où vont le changement climatique et la mondialisation sans règle, la crise des réfugiés que nous connaissons depuis deux ans n’est qu’un avant-goût de ce que sera la situation géopolitique et migratoire dans les prochaines décennies.

Il y a eu à l’âge des Lumières une première vague de conquête de droits humains, individuels et civiques qui a fini par abolir la traite esclavagiste. Avec -l’industrialisation, sont apparus de nouveaux risques, et une deuxième vague de droits, sociaux et économiques, a alors été conquise au XXe siècle. Le XXIe siècle doit donc voir grossir un nouveau mouvement, transnational, de conquête de droits face aux nouvelles injustices et souffrances que font peser les logiques de profit et les modèles de consommation d’une minorité de la planète sur les vies de la grande majorité des êtres et des écosystèmes. C’est la « troisième vague de droits » et de responsabilités que des juristes comme Mireille Delmas-Marty ou Valérie Cabanes appellent de leurs vœux.

En quoi les questions environnementales sont-elles déterminantes dans l’ordre politique mondial ?

Dans Carbon Democraty, Timothy Mitchell raconte l’influence du charbon puis du pétrole sur la nature des luttes politiques et des compromis de classes depuis deux siècles en Occident. Nous avions jusqu’alors uniquement considéré la démocratie comme un arrangement entre des intérêts et des passions humaines. On s’aperçoit qu’un ordre politique n’existe que s’il y a une certaine organisation des flux de matières pour le solidifier. Dans les analyses marxistes classiques, l’échange inégal n’est compté qu’en heures de travail. Depuis une dizaine d’années, ce concept d’échange inégal a été enrichi : on peut le mesurer non pas seulement en termes de temps de travail, mais en kilogrammes, en joules, en déchets, etc. Et on peut, par conséquent, essayer de quantifier la valeur d’usage écologique de ce qui entre et sort de chaque économie nationale. L’hypothèse de l’échange écologique inégal, c’est : les pays centraux qui dominent le système monde n’ont-ils pas tendance à exporter des choses qui ont une valeur écologique faible (déchets, carbone dans l’atmosphère) et à importer pas cher des biens et des objets avec une valeur écologique très forte (énergies denses, ressources rares, matières premières agricoles obtenues au prix de dégâts environnementaux et consommateurs d’hectares…) ?

Qui quantifie cet échange écologique inégal ?

Des économistes, des historiens de l’environnement, des ONG comme le WWF et le Global Footprint Network, qui ont développé la méthodologie pour mesurer l’empreinte écologique. C’est un courant de recherche en plein essor depuis quinze ans. L’historien Kenneth Pomeranz a avancé la thèse que l’industrialisation de l’Angleterre n’a été possible au début du XVIIIe siècle que par un tel échange inégal. Dans L’Événement Anthropocène, nous mesurons à quel point la croissance occidentale des décennies d’après-guerre repose sur un gigantesque endettement écologique et climatique. Ce modèle, aujourd’hui -mondialisé, n’est pas viable, et il est injuste envers les groupes sociaux de la planète qui en subiront le plus violemment les conséquences. Dans cette perspective de mesure d’une dette écologique et d’injustices environnementale recoupant les injustices sociales, la question écologique, ce n’est pas juste « se réconcilier avec la nature », c’est penser en termes de justice, et de luttes partant des plus affectés de la planète.

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Quand le concept d’Anthropocène a-t-il émergé ?

La première publication sous ce titre est un article paru en 2000 et signé Paul Josef Crutzen, qui avait reçu le prix Nobel de chimie pour ses travaux sur l’atmosphère et qui n’est pas un écologiste. Ce concept est maintenant porté par toute une communauté interdisciplinaire qui s’est rebaptisée « les sciences du système Terre ». Ils viennent de la chimie de l’atmosphère, de l’océanographie, de la climatologie, de l’écologie globale, de la géologie… Ils défendent une vision de la planète comme système complexe dans lequel tous les compartiments – eau, glace, biosphère, forêts, océans – échangent énergies et matière en permanence. Si un élément bascule dans un compartiment, cela a un impact sur tout le reste. C’est une vision assez différente de la géologie seule, car l’atmosphère compte autant que les sédiments par exemple, quand la géologie établit des hiérarchies de preuves. L’holocène est une proposition qui a été faite en 1830 et validée en 1880. Que l’Anthropocène qui lui succède ne soit pas validé tout de suite dans le calendrier officiel, c’est normal… En 2009, l’Union internationale des sciences géologiques, qui fait partie de la Commission du quaternaire, a créé un groupe de travail. Au dernier congrès de l’Union, qui se tenait au Cap en septembre, ils ont présenté un rapport dans lequel ils demandent pour la première fois l’adoption de l’Anthropocène comme nouvelle époque. En attendant, chez les scientifiques de toute une série de disciplines, ce concept de travail a déjà donné lieu à des centaines de publications.

En quoi cette nouvelle époque géologique ouvre-t-elle une nouvelle époque historique, scientifique, philosophique et politique ?

Dans le pire des scénarios, où on brûle toutes les énergies fossiles actuellement identifiées, la température mondiale monte de 10 °C, et le niveau de la mer de plus de 30 mètres. Quelques dizaines de centimètres engendreraient déjà des millions de réfugiés climatiques… Avec trois mètres de hausse du niveau de la mer en un siècle, New York déménage… Face à la violence du basculement potentiel, tout l’outillage intellectuel de l’économie qui fait comme si la nature n’existait pas, était gratuite, ou se dégradait à trop long terme, est périmé. Cela remet en question tous nos champs de savoirs… On pense la liberté en Occident comme un arrachement à toute contrainte naturelle. En renouvelant notre conception de la liberté, on renouvelle celle des droits humains en réintégrant tout ce qui rend possible notre existence : liens avec les autres espèces, l’air, le territoire, les -attachements -spirituels… C’est ce qu’explique Philippe Descola dans Par-delà nature et culture. Si le modèle démocratique occidental repose sur un échange inégal et la destruction des énergies qui avaient mis des centaines de millions d’années à se rassembler, on ne peut pas dire que ce modèle est universel. Il faut donc inventer un modèle de démocratie partageable par tous.

Est-ce une forme de pensée de la catastrophe qui nourrit cette réorganisation ?

Il faut décentrer le regard de notre vision occidentale et malthusienne de la catastrophe et reconnaître qu’elle a déjà commencé : les Amérindiens, par exemple, ont connu un véritable effondrement en 1492… Par ailleurs, les discours sur la catastrophe dramatisent en centrant sur la fin de l’espèce humaine. C’est une façon de créer une peur existentielle forte qui, de plus, gomme les inégalités politiques. Il y a quand même beaucoup plus de chances pour que les quelques milliers ou millions de survivants à une catastrophe soient blancs et riches, soient ceux qui pourront partir dans un vaisseau spatial, lancer des bombes sur les autres pour garder leurs ressources ou vivront par hasard isolés sur une île. Il y a de fortes chances que l’espèce humaine ne disparaisse pas, mais la dégradation de l’état de la planète engendre déjà une recrudescence de la violence, des inégalités et des oppressions. Penser la catastrophe en termes d’extinction, c’est une façon de ne pas la penser en termes de justice sociale et environnementale. Ce qui peut arranger une vision apocalyptique, ou une vision capitalistique de l’adaptation, laquelle consiste à habituer les gens au changement sans changer les rapports de domination.

L’Anthropocène peut-il permettre de résister à l’idée de fin du monde ?

L’Anthropocène n’a pas été inventé par des décroissants irrationnels et anti-sciences qui font du macramé en Ardèche, mais par des prix Nobel et des scientifiques, pour certains assez scientistes et sûrement pas écoterroristes. D’aucuns pensent que l’on va faire un bon Anthropocène avec les technologies vertes et les marchés de l’environnement limitant le basculement planétaire dans un cadre capitaliste et technophile. En face, des mouvements comme Occupy récupèrent l’Anthropocène dans des logiques très anticapitalistes et d’autres dans des lectures éco-marxistes. « L’Antropocène, c’est le concept philosophique le plus puissant contre l’idée de modernité »,écrit aussi Bruno Latour. Dans l’idée de progrès, on pense que le passé était un monde contraint et opprimant dont on se libère. Avec le changement climatique, plus on avance dans le futur et plus on est prisonnier du passé. Le niveau de la mer en 2200 dépend de nous aujourd’hui, donc les hommes de 2200 seront moins libres que nous. C’est le contraire de l’idéologie du progrès. Déprimant ? Mais combien de corps a-t-on broyés au nom du progrès ? Et la précarité énergétique actuelle dans les quartiers à l’âge du nucléaire n’est pas réjouissante. Alors que divorcer du progrès peut être vu comme une émancipation, et un point de départ…

[^1] L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, éd. du Seuil, 334 p., 9,50 euros.

[^2] Voir le livre : Crime climatique stop !, avec 350.org et Attac.

Idées
Temps de lecture : 14 minutes

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