Ethnographie culinaire

Magnus Nilsson publie une somme sur la cuisine nordique, à la fois émotionnelle, repliée sur son terroir et ouverte aux influences.

Jean-Claude Renard  • 30 novembre 2016 abonné·es
Ethnographie culinaire
© Photo : Erik Olsson

Ah, tiens… La critique gastronomique s’est trouvé une nouvelle coqueluche. « L’homme qui vient du froid. » Entendez Magnus Nilsson, jeune chef suédois aux allures de Viking, à peine trentenaire, exerçant aux confins de la Scandinavie, derrière le diable Vauvert, au pays de Thor et dans les creux de vieilles montagnes. À l’origine, son restaurant, Le Fäviken, s’affichait comme une simple maison d’hôtes, jusqu’à son arrivée en 2008 et sa volonté de renverser la table.

Pickles de navet, croustillant de graines de lin au vinaigre, bouillon de renne fumé et séché, foie d’oiseau, ail fermenté, joues de truies tranchées trempées dans le levain, saint-jacques fumée dans sa coquille au barbecue sur des branches de genièvre, gratin à base de graines de lupin, crème glacée au foin… Nilsson travaille local, entre son potager et les fermes voisines. En guise de ponctuation, il peut compter sur les herbes, les plantes, les fleurs, les champignons et le gibier, les rennes et les élans, le toutim dressé sur une assiette soignant le graphisme, au pur de l’épure et du dépouillement. Au diapason d’une cuisine scandinave qui s’est imposée au Landerneau gastronomique, saluée, récompensée, incarnant le renouveau.

Soit pour l’enthousiasme. C’est oublier que cette cuisine, bien souvent végétale, près de la nature, au cul des saisons, tournée vers l’essentiel, attentive au graphisme de l’assiette, a été mise en place dans les années 1980 par un certain Michel Bras, dans la rigueur de l’Aubrac, entre creux et bosses, où l’hiver trop long est une punition de la nature. Inspiré par les dénivellations, Bras y -conjuguait l’ail des ours, la baselle, l’amarante, la celtuce, le cresson de para, les fleurs épicées, herbes et racines… Cocorico à part, pas de hasard si tous les grands chefs scandinaves sont passés par les fourneaux de l’Hexagone. C’est le cas de Magnus Nilsson, formé notamment par Pascal Barbot, après un détour par L’Arpège d’Alain Passard.

À défaut de goûter sa cuisine sur place, on peut se contenter, ou plutôt se rassasier, de son pavé de 768 pages, La Cuisine des pays nordiques (réunissant le -Danemark, la Suède, la -Norvège, la Finlande, le Groenland, l’Islande et les îles Féroé). Ambition affichée : livrer « une image réelle et détaillée des habitudes culinaires de ces pays, et non une vision idéale empreinte de nostalgie ».

C’est clairement affiché : -Nilsson n’entend pas se faire le Ginette Mathiot de la cuisine scandinave, mais vise à rapporter les cultures ancestrales et à rendre hommage aux « plats qui ont traversé l’histoire, aux personnes qui les confectionnent ». Ce n’est donc pas de Magnus Nilsson qu’il est question ici (même s’il intervient à la première personne pour commenter, expliquer), ni d’un métier suant au-dessus de la casserole. Foin d’un livre de chef, donc, avec son ego, ses portraits et les photographies de ses plats. Mais des images brutes de produits, de paysages, d’intérieurs, de scènes quotidiennes, le tout-venant du jour, des gens attablés, des ménagères au turbin, une chaudière en veille, des ustensiles. Et, surtout, un travail ethnographique (après la collecte de 11 000 articles et de 8 000 photos), au bout de 3 500 km2 de déambulations dans les foyers, de rencontres et d’histoires, recueillant tours de main, points de vue, anecdotes, savoir-faire, pratiques et recettes. Tout un inventaire du fait-maison et des tambouilles dans les chaumières.

Au commencement, soumis à un climat retors, aux reliefs accidentés, entre plaines et montagnes, forêts, océans, lacs et mers, on apprend à gérer les stocks d’aliments récoltés sur une poignée de mois, à provisionner, à conserver pour l’hiver, avant de rebondir sur les produits de la chasse et de la pêche. Pour le coup, les repas reflètent ce rationnement motivé par la crainte omniprésente de la pénurie. À grand renfort de denrées séchées (viande de renne et de porc, morue et céréales), fumées (haddock, élan, saucisses), salées (viandes, poissons, légumes) ou fermentées (fromage et lait caillé). Autour de ces préparations, le pain occupe une place prépondérante.

On parlerait presque de cucina povera, cette fameuse cuisine paysanne italienne. Mais il s’agit plutôt d’une cuisine de contrainte, qui passe son temps à contourner les contingences hostiles, mitonnant dans une stratégie de l’évitement. Où s’agite tout de même une certaine diversité, où l’on ravigote, à côté des attendus saumons gravlax, stockfischs et sandwiches au fromage, le lavaret salé (proche du saumon), la soupe à l’égopode (plante des sous-bois), le fulmar boréal (oiseau de mer), le requin, la baleine pilote braisée et les tripes de phoque (de quoi en faire sursauter, mais c’eût été tronquer la réalité que de ne pas rapporter ces traditions culinaires).

Cette cuisine se codifie seulement au mitan du XIXe siècle, avec l’avènement de l’industrialisation, avant que le développement des transports ne favorise l’apparition de nouveaux ingrédients, de nouvelles techniques. Nationalisme et protectionnisme inciteront peu ou prou les pays à préférer les produits de leurs terroirs, ce qui n’empêchera pas les idées de circuler, ni les minorités ethniques ou religieuses de brinquebaler, propices aux brassages. D’un pays à l’autre, les traditions se forgent dans les échanges. Aujourd’hui, la cuisine nordique se targue de cet héritage, nourrie d’assimilations et de contemplations.

Si la table est affaire de mémoire, Magnus Nilsson fait ainsi œuvre de sauvegarde patrimoniale. Mine de rien, sa cuisine en témoigne, vivier d’influences et mêlant saumuré, fermenté, grillé, torréfié, vinaigré, iodé et salé.

La Cuisine des pays nordiques, Magnus Nilsson, Phaidon, 768 p., 45 euros.

Culture
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