Facteur : un métier en souffrance

La Poste traverse une crise sociale préoccupante, en raison notamment d’une baisse continue des effectifs. Rencontre avec Hervé, le temps d’une tournée… au pas de course.

Erwan Manac'h  • 23 novembre 2016 abonné·es
Facteur : un métier en souffrance
© Photo : MYCHELE DANIAU/AFP

J****eudi, 10 h 15. Nous retrouvons Hervé [^1], facteur d’une petite ville de la région parisienne, au départ de son périple. Il vient de passer trois heures à trier, « couper » et « piquer », selon le jargon du métier, une cinquantaine de colis et quatre caisses de lettres. Un travail qu’il fait désormais « les yeux fermés », entre une tasse de café et quelques blagues avec ses collègues.

« J’ai vu toute l’évolution », prévient d’entrée le quadra flegmatique, arrivé à La Poste il y a une vingtaine d’années, avec la dernière génération de postiers recrutés sous le statut de fonctionnaire. Depuis, l’entreprise a pris un virage à 180 degrés, pour s’éloigner du modèle de service public. « Aujourd’hui, c’est une entreprise privée comme une autre,tranche Hervé, les deux mains dans ses caisses de courrier, à l’arrière de sa camionnette. On ne reconnaît plus notre boîte. »

Cette évolution accompagne une baisse importante du courrier : 30 % entre 2008 et 2015. En conséquence, la direction a supprimé 80 000 emplois en dix ans dans tous les corps de métier, soit 26 % de l’effectif. Or, si le nombre de lettres diminue, le volume d’adresses, lui, est en légère augmentation. D’où une forte intensification du travail, au rythme d’une réorganisation tous les deux ans.

L’été dernier, date de la dernière « réorg » du dépôt où officie Hervé, deux tournées sur une trentaine ont été supprimées. Toutes les autres ont donc été allongées. « Ils taillent dans le vif,souffle le postier. Le métier est devenu dur physiquement. »

10 h 50. Dans le hall d’un petit immeuble vieillot, une concierge apparaît en peignoir pour signer un recommandé. Hervé s’enquiert de son état de santé. Des nouvelles dont il se fait l’écho cinq minutes plus tard dans l’immeuble d’en face. « Il est rare, aujourd’hui, que nous passions du temps à discuter, car la cadence est trop rapide et la direction est constamment derrière nous », peste Hervé. Un an après avoir pris sa tournée, il est capable de mettre un visage sur chaque nom dans le quartier. « Ce lien social, on a tendance à le perdre », regrette-t-il. La faute incombe selon lui à un logiciel qui calcule automatiquement les cadences. « Ils appellent ça le “yield management”, c’est la chasse aux temps morts. Mais leur outil informatique est complètement bidon. Il ne tient pas du tout compte de la réalité. »

11 h 36. Un autre facteur passe à vélo, dans une rue proche de celle où Hervé distribue. D’un regard en coin, ce dernier nous demande de nous écarter. « Il ne faut pas qu’il me voie avec un journaliste », glisse-t-il dans le claquement de sa portière, une pile de cartons collée contre son torse. « À La Poste, tout se sait. Et les oreilles sont directement reliées à la bouche, sans passage par le cerveau », raille le facteur, syndiqué depuis peu. Le climat social, dit-il, s’est largement détérioré avec l’arrivée d’une nouvelle génération de cadres. « Mon ancien chef avait été facteur avant de gravir les échelons. Il était paternaliste et malhonnête, mais on l’aimait bien. Après la réorganisation, il a été remplacé par un jeune cadre sorti d’une grande école de commerce. Il est là pour gérer la masse salariale au plus serré, et tous les moyens sont bons. » Les centres ont été autonomisés, ce qui place les managers eux-mêmes sous tension. « Ils ont une obligation de résultat. S’ils ne font pas ce que leur hiérarchie leur dit, ils auront de mauvaises notes et leur carrière sera bloquée. Résultat, il y a une guerre des nerfs permanente. »

Protégés par leur statut, certains fonctionnaires se permettent encore d’entrer en conflit avec leur direction, mais ils représentent aujourd’hui moins du tiers des effectifs, car les recrutements se font sur droit privé ou en contrat précaire. « Les nouvelles recrues ne peuvent pas l’ouvrir. Plus ils sont précaires, plus La Poste en fait ce qu’elle veut. » Et, de fait, le taux d’embauche en contrat précaire atteint 85 % en 2015. Sans compter le recours massif à la sous-traitance.

La direction de La Poste – qui n’a pas répondu à notre demande d’entretien – s’illustre par une politique dure en matière de dialogue social. À Villeneuve-d’Ascq (Nord), le syndicaliste qui avait forcé ses supérieurs à appeler les secours alors que sa collègue était victime d’un AVC sur son lieu de travail, le 19 février, est mis à pied depuis les faits. Il a été convoqué le 1er septembre en conseil de discipline et on lui reproche d’avoir « déstabilisé » ses cadres. Mais il attend toujours une notification de sa sanction, neuf mois après le début de sa mise à pied.

12 h 02. Hervé avale une banane et se saisit d’un lot de lettres. « C’est une activité saisonnière. À partir de fin novembre, à l’approche de Noël, le volume de colis explose », explique-t-il. Pour y faire face, la direction souhaite annualiser le temps de travail des facteurs afin que leurs horaires s’adaptent à la quantité de courrier. Hervé voit cela d’un mauvais œil.

Mais le dossier le plus brûlant, sur son site, c’est la « pause méridienne » de trois quarts d’heure, non rémunérée et imposée par la direction il y a deux ans. En échange, l’amplitude horaire de sa journée de travail a été rallongée. La Poste commence à adopter ce mode d’organisation pour développer de nouvelles activités nécessitant une présence plus longue sur le terrain. « À l’horizon 2020, les facteurs consacreront plus de la moitié de leur temps de travail à d’autres activités que la distribution du courrier traditionnel », écrit ainsi La Poste dans un projet d’accord en cours de négociation avec les syndicats et que Politis a pu consulter. L’idée est de développer les « remises commentées [à visée publicitaire] et les prestations de services de proximité », entre autres formes d’activités commerciales.

Selon plusieurs syndicats, l’intérêt des « pauses méridiennes » est surtout de supprimer les vingt minutes de pause qui étaient alors incluses dans le temps de travail. Vingt minutes de travail en plus par facteur permettraient de supprimer une tournée sur vingt.

12 h 43. Une pluie fine embrume l’atmosphère. Hervé s’enfonce dans des rues pavillonnaires désertes. « Nous sommes devenus de simples opérateurs, en attendant d’être remplacés par des drones », soupire-t-il sans ralentir le pas. « Ça ne m’intéresse plus. Ce travail est devenu abrutissant. » Il a donc demandé sa mutation dans une autre fonction publique.

14 h 45. Hervé termine sa tournée avec quelques colis non distribués qui attendront le lendemain. Il a adopté une attitude détachée. « Certains collègues raccourcissent leurs pauses de peur de se faire taper sur les doigts. Moi, je fais mes horaires. Au bout du compte, c’est le service qui se déprécie. Le nombre de réclamations ne fait d’ailleurs qu’augmenter », regrette-t-il. Et cela accentue l’ambiance délétère au sein de l’entreprise. « Certains vont jusqu’au suicide à cause des conditions de travail », rappelle Hervé.

De fait, au moins neuf facteurs se sont donné la mort depuis trois ans selon une enquête de RTL, dont trois cas reconnus comme accidents du travail. Plusieurs autres tentatives ont -également été signalées. Comme à Montpellier, fin octobre, dans un centre où le syndicat Sud a relevé soixante accidents du travail et une quinzaine de conseils de discipline pour deux cents facteurs, et ce depuis la dernière réorganisation, qui remonte à quelques mois.

À l’échelle nationale, tous les indicateurs sont au rouge. Dans un rapport que Politis a pu consulter, un cabinet d’experts indépendant pointe « une situation à haut risque psychosocial » sur la plateforme de Saint-Denis de La Réunion. « Chez la plupart des salariés […], il est de plus en plus difficile de faire face à la situation. Le travail devient de plus en plus insoutenable, écrit le cabinet Cateis dans le document remis au comité d’hygiène et de sécurité [CHSCT]. Il est à craindre que des formes […] de décompensation repérées aujourd’hui chez plusieurs salariés apparaissent à plus grande échelle demain. »

Les experts dénoncent également une « judiciarisation édifiante du dialogue social » par la direction, « l’hyper-surveillance des salariés », une prévention des risques insuffisante et une explosion des heures supplémentaires non rémunérées. Début octobre, huit autres cabinets d’experts désignés par les CHSCT de La Poste alertaient le gouvernement sur « la dégradation de l’état de santé des agents ».

En réaction aux premières vagues médiatiques sur le sujet, des négociations syndicales ont été ouvertes mi-octobre pour la seule branche courrier. Lundi 21 novembre, Sud et la CGT ont quitté la table, jugeant les propositions de la direction insuffisantes. « Elles ne font qu’accélérer le processus qui nous a mis dans cette situation », s’indigne Eddy Talbot, de Sud-PTT, qui souhaite organiser une journée de mobilisation le 8 décembre. Même analyse à la CGT, qui attend, comme prérequis, « un plan d’embauche et de “dé-précarisation” », précise Valérie Mannevy, négociatrice à La Poste pour le syndicat. Les organisations syndicales, dans un moment rare d’unité, avaient obtenu un gel des réorganisations d’ici à la fin des négociations. Mais, au-delà, l’agenda de la direction reste chargé. La chasse à la productivité doit se poursuivre pour accompagner le changement d’activité de l’entreprise.

Plusieurs bureaux vont notamment expérimenter une séparation du tri et de la distribution. C’est ce que le jargon maison désigne comme des « tournées sacoches » : le facteur récupère un courrier déjà trié et se contente de le distribuer, de 9 h 30 à 17 h 30. Cette rationalisation aboutirait à des tournées plus longues, avec des postiers encore plus esseulés et « une rupture de l’équilibre entre le travail des facteurs à l’intérieur – au contact de leurs collègues – et à extérieur – auprès des usagers », s’inquiète Eddy Talbot.

Derrière ces négociations, se cachent des enjeux bien plus larges, pointe le syndicaliste. Selon lui, « toutes ces réorganisations visent à embellir la mariée pour préparer la privatisation ». Sans infléchissement de cette politique, les syndicats ne s’attendent à aucune amélioration substantielle de la situation, pour les postiers comme pour les usagers.

[^1] Le prénom a été modifié.

Économie Société
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