François Burgat : « L’islamisme est une réponse à l’overdose de présence occidentale »
Pour le politologue François Burgat, l’islamisme est avant tout une façon de renouer avec une culture détruite ou réduite à un folklore par la colonisation.
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Auteur notamment d’un ouvrage de référence, L’Islamisme en face (La Découverte, 1995), François Burgat est l’un des plus éminents spécialistes du monde arabe.
Actualité de cet entretien
La parution du livre de Bernard Rougier, Les Territoires conquis de l’islamisme (PUF), sur lequel nous reviendrons, et l’annonce d’un prochain plan «anti-communautarisme» remettent à l’ordre du jour l’obsession islamophobe. Cela, fort opportunément en pleine crise sociale. Il nous a paru utile dans ce contexte de remettre en visibilité un entretien avec le politologue François Burgat publié dans Politis en 2016. L’occasion de revenir au fond sur l’origine de l’islamisme dans nos sociétés et dans le monde musulman.
Comment expliquez-vous ce surgissement relativement récent de ce que l’on appelle « islamisme » ?
François Burgat : Cette montée en visibilité de ce que je nomme « le lexique de la culture musulmane », je la considère comme un moment, relativement banal, de la relation de cette région avec l’Occident. J’y vois une facette de la réponse à l’overdose de notre présence coloniale puis impérialiste dans le monde musulman. Le sous-titre de mon premier livre, L’Islamisme au Maghreb (1988), était « La voix du Sud ». J’y proposais une matrice analytique dont je ne me suis jamais départi depuis.
Je considère que la mise à distance de l’Occident colonisateur s’est faite en trois temps : fin de l’occupation des territoires avec les indépendances ; déplacement sur le terrain économique de cette mise à distance, avec les nationalisations ; puis, troisième moment, troisième facette, réponse à la déculturation. Car c’est au niveau de la culture que les ravages de la période coloniale ont été, à mes yeux, les moins immédiatement perceptibles mais aussi les plus profonds. L’hégémonie culturelle du colonisateur a en quelque sorte discrédité les marqueurs symboliques de la culture du vaincu, lui faisant perdre sa cohésion interne, la ravalant au rang du « folklore ». Ils ont perdu leur vocation à jouer dans la cour de l’expression de l’universel.
Alors, qu’est-ce que l’islamisme ? Eh bien, c’est le reflux de ce moment de l’histoire. C’est pour cela que cet islamisme aura, pour ses observateurs pressés, une apparence de « retour en arrière ». C’est la reconnexion avec une culture qui n’est pas seulement religieuse, mais bien plus largement endogène, perçue comme héritée en droite ligne de ce qui précédait la rupture coloniale. Telle est ma matrice analytique : même si, face à un Occident plus déchristianisé que chrétien, la réaffirmation du sacré marque sa part de la différence, le lexique « islamique » n’a pas comme première et certainement pas comme unique caractéristique d’être sacré.
Peut-on dire qu’« islamisme » est en fait un concept flottant ?
Oui ! Ce mot produit plus de bruit et de confusion que de lumière. L’islamisme relevant de l’usage d’un lexique, et non d’une « grammaire », il ne détermine pas « un » comportement précis mais bien toute une gamme de comportements. L’interprétation de la référence religieuse laisse ainsi place à un très vaste spectre politique. Sous l’appellation d’« islamiste », on trouve aujourd’hui à la fois Ghannouchi et Al-Baghdadi [^2]. Il y a dix ans, c’était déjà le cas avec le spectre allant des talibans à Erbakan [^3]. Il y a toujours eu un très large spectre d’appropriation en politique d’un dogme religieux. Quiconque ignore cela sera enclin à penser qu’il suffirait de changer certaines sourates du Coran (la fameuse « réforme de l’islam » que l’Occident appelle de ses vœux) pour que, partout dans le monde, tout aille mieux. Terrible contresens.
Pour quelles raisons les approches de la violence terroriste par l’islamologie sont-elles des impasses méthodologiques ?
Parce que la vraie question devrait être de savoir pourquoi un individu, face à l’extrême diversité de l’offre religieuse, va choisir l’option « binaire », « clivante », « totalisante », conflictuelle, plutôt que de devenir soufi, mystique apolitique, ou encore adepte d’une quelconque théologie de la libération. Et la réponse à cette question n’est bien évidemment pas dans la nature d’un corpus religieux potentiellement réformable. Elle est contenue dans l’interaction des individus qui font ce choix avec leur environnement social et politique. Toutes les approches qui s’interdisent paresseusement de penser la part de responsabilité des non-musulmans dans la radicalisation d’une frange des musulmans constituent autant d’impasses méthodologiques. On mesure là l’inanité de nos politiques qui veulent « interdire le salafisme » et qui, ce faisant, ignorent totalement le rôle qu’ils jouent dans la fabrication de ses adeptes ! Pourquoi ne pas interdire aussi les inondations ou les incendies, tout en continuant à ouvrir les vannes et à alimenter le feu ?
Comment expliquez-vous que la France, ou ceux qui parlent en son nom, ait une particulière propension à s’enfermer dans cette impasse analytique ?
Si je devais aller au cœur du déficit français dans la compréhension de la dynamique islamiste, je dirais que nous ne parvenons pas à admettre que, chez les musulmans d’aujourd’hui, l’appartenance religieuse puisse, compte tenu de la permanence des rapports de domination Nord-Sud, jouer un rôle différent de celui qu’elle a joué dans notre itinéraire – où elle a été essentiellement un instrument de la mainmise du pouvoir monarchique. Lorsqu’une philosophe demande : « Peut-elle être des nôtres, cette féministe (musulmane) qui ne critique pas sa religion, comme nous autres l’avons fait ? », elle répond passionnément « non ». Moi, je réponds « oui ». Pourvu que l’on fasse l’effort de comprendre qu’une femme musulmane fait partie d’un groupe qui lutte certes contre une culture méditerranéenne machiste parfois instrumentalisée par la religion, mais qui cherche aussi à se mettre à distance de la culture dominante occidentale. Et qui se sert pour cela, comme socle d’une identité « non occidentale », de son appartenance musulmane.
Historiquement, l’apparition contemporaine de « l’islamisme » dans le champ de vision français, c’est l’Algérie du début des années 1990…
Il y a eu d’abord la révolution iranienne, en 1979. Puis, plus près de nous, cette sorte de premier printemps arabe, l’Octobre 88 algérien. La protestation populaire, déjà, avait cédé la place à un acteur politique, le Front islamique du salut, immédiatement considéré à Paris comme illégitime, et que l’on a laissé réprimer avec une violence, mais également une manipulation de la violence, sans précédent.
Cette manipulation a été cachée aux Français. Ceux d’entre nous qui ont osé questionner l’origine réelle de la violence dite seulement « islamiste » ont été assimilés à autant d’amis des égorgeurs. Pierre Bourdieu est l’un de ceux qui ont essayé de proposer une vision plus exigeante. Il a dénoncé les « intellectuels négatifs », BHL et autres, qui interdisaient à l’opinion de prendre la mesure de ce qui se tramait, mais sans grand succès. L’un de nos problèmes, très français, est notre incapacité à écouter d’autres interlocuteurs que ceux, très minoritaires, qui nous disent, dans la langue que l’on comprend, ce que l’on a envie d’entendre !
Quelle lecture faites-vous aujourd’hui de la crise syrienne ?
La crise syrienne s’est complexifiée parce que chacun des acteurs régionaux et internationaux qui s’y sont impliqués a un agenda propre. Mais, dans cette complexité, il y a une certaine simplicité : ceux qui ont soutenu le régime l’ont fait avec efficacité, ceux qui ont soutenu l’opposition l’ont fait en ordre dispersé et avec une conviction qui a fondu comme neige au soleil. Pourquoi ? D’abord parce que les Occidentaux, au vu des premiers résultats électoraux en Tunisie et en Égypte, se sont sentis, malgré la modération d’Ennahdha et de Morsi, participer à l’émergence de ces forces qu’ils abhorrent. Ensuite parce que la grande mobilisation populaire, le printemps syrien, a accouché de deux révolutions « parasites » – le mot n’est pas ici péjoratif, la révolution kurde n’étant pas en tant que telle illégitime. Aux côtés de la demande kurde est apparue celle des jihadistes et de leur État islamique. Dès lors, ceux qui, au début, soutenaient la grande révolution se sont progressivement focalisés sur ces deux révolutions « parasites » : les Turcs ne lisent plus la crise syrienne que par le prisme de l’irrédentisme kurde, les Occidentaux par celui de leur intérêt à protéger leur territoire contre les jihadistes.
C’est ce que vous appelez les ravages du « Daech d’abord »…
Oui. Après avoir expliqué à l’opposition syrienne qu’il n’était pas possible de l’armer sérieusement, nous sommes entrés en guerre en allégeant le fardeau militaire du régime, et donc en le renforçant, éloignant d’autant toute négociation sérieuse. La poussée jihadiste irako-syrienne a confisqué la visibilité du conflit central pour le contrôle de la « Syrie utile ». Et, pourtant, c’est bien ce conflit-là qui fabrique ces réfugiés que nous craignons tant, et c’est lui qui nourrit la radicalisation, parce que, si certains en viennent à rejoindre les groupes radicaux, c’est parce que les autres ont été largement abandonnés.
L’un des arguments de cet abandon, c’est la porosité entre les rebelles non jihadistes et les jihadistes. Est-elle réelle ?
Il y a eu au mois d’août un moment révélateur de cette relation. Vingt-deux groupes, dont un bon nombre de ceux que nous considérons comme « fréquentables », ont en toute connaissance de cause décidé de s’allier à ceux [notamment Fateh Al-Cham, ex-Al-Nosra, NDLR] que l’on considère comme infréquentables. Mais les groupes dits « modérés » avaient-ils alors vraiment le choix ? Est-ce nous qui les avons aidés à briser le siège, à manger, à résister ? Focalisés sur les « islamistes », nos dirigeants ont été incapables de réaliser que la vraie différence à prendre en compte était celle qui sépare les groupes qui ont un agenda anti-occidental et ceux qui n’en ont pas. L’alliance militaire entre tous les groupes est conjoncturelle et tactique bien plus qu’idéologique. Elle ne préjuge pas de l’équilibre qui se créerait si les institutions redevenaient fonctionnelles et si les gens pouvaient s’exprimer librement.
Le prisme de lecture israélo-palestinien ne conduit-il pas aussi à une incompréhension du conflit ?
Oui, bien sûr. Certains anti-impérialistes « pavloviens » considèrent que Bachar Al-Assad est avant tout un membre du « front du refus [^4] ». Ils refusent pour cette raison de se solidariser avec une révolution soutenue (au moins sur le papier) par le Premier ministre britannique, le président français, Barack Obama, les monarchies pétrolières, etc. Ils ne peuvent pas concevoir que le Hezbollah, par exemple, puisse être dans le mauvais camp ! Ce faisant, ces révolutionnaires par procuration, le plus souvent très loin du terrain, dénient toute autonomie aux acteurs syriens, les réduisant au rang de marionnettes des Occidentaux, d’Israël ou des monarchies du Golfe. Ils refusent de voir dans la vaste mobilisation populaire qui a traversé la Syrie autre chose qu’un complot, un jeu d’influences entre puissances. Une vraie Bérézina de l’esprit.
Vous avez un débat, que vous qualifiez de « confraternel », avec Olivier Roy. Pouvez-vous en dire un mot ?
La thèse de « l’islamisation de la radicalité [^5] » n’est pas entièrement contestable. J’accepte volontiers d’y voir l’un des facteurs adjuvants de la radicalisation. Mais certainement pas son explication première ! Ce que je considère, certes confraternellement, comme totalement inacceptable, c’est le présupposé sur lequel Roy construit sa thèse. Quand il affirme que les jihadistes ne sont pas des « fous de Dieu », je le soutiens volontiers. Mais quand il leur dénie toute conscience politique, je ne puis absolument pas le suivre dans cette étrange direction !
Ses jihadistes ne sont en quelque sorte que des « fous sociaux », des « nihilistes », des « pieds nickelés », dont la révolte est supposée n’avoir aucun rapport avec les tensions qui traversent les relations du monde occidental avec le monde musulman. Contre toute évidence, il les considère comme des invertébrés politiques qui ne subissent aucun rapport de domination, ne sont nullement touchés par les problèmes du monde musulman, dont ils ignorent tout du présent comme de l’histoire. « La colonisation ? Ils ne l’ont pas connue ! » « Le conflit israélo-arabe ? Il n’a rien à voir ! » Qui oserait employer un argument de ce type avec les Arméniens – « Le génocide, ils ne l’ont pas connu » – ou à l’égard de la communauté juive – « Vous n’étiez pas dans les camps, alors de quoi vous mêlez-vous ? » C’est d’une exceptionnelle fragilité.
En résumé, je considère que toutes les approches du phénomène jihadiste qui ne prennent pas en compte les effets multiples de la persistance des rapports de domination Nord-Sud sont construites sur de dangereux contresens méthodologiques.
[^1] La Découverte, 260 p., 22 euros.
[^2] Rached Ghannouchi est le leader du mouvement islamiste tunisien Ennahdha. Abou Bakr Al-Baghdadi est le calife autoproclamé du groupe État islamique.
[^3] Nekmettin Erbakan a été le leader de plusieurs mouvements islamistes turcs. Il a été Premier ministre en 1996 et 1997.
[^4] Dans les années 1970, le front du refus s’opposait à tout plan de paix avec Israël.
[^5] Voir l’entretien avec Olivier Roy, dans Politis n° 1425, du 27 octobre.
François Burgat Politologue, directeur de recherche à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, à Aix-en-Provence.