Le Ponant met le cap sur les renouvelables
À l’heure de la COP 22, visite des îles de Molène, Ouessant et Sein, qui ambitionnent d’en finir avec leur dépendance aux énergies fossiles. Mais les obstacles sont nombreux.
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Molène. Son air iodé, ses sauvetages en tempête, sa tradition de goémoniers… et sa centrale à fioul. L’extension de l’habitat a absorbé le petit bâtiment au cœur des ruelles aux murets de granit persillés d’hortensias. Le ronron des trois groupes électrogènes d’EDF est à peine audible. Discret et indispensable équipement : c’est l’unique source d’électricité des quelque deux cents habitants. Comme les deux autres îles du Ponant, Ouessant et Sein, Molène n’est pas raccordée au réseau national : l’installation d’un câble serait trop coûteuse. Alors les îles finistériennes brûlent du fioul comme au début des années 1970, lorsque le pétrole stagnait à deux dollars le baril. Sur les îles du Ponant, produire un kilowattheure (kWh) émet treize fois plus de CO2 qu’en moyenne en France (où le nucléaire fournit 75 % de l’électricité), « et à un coût supérieur de 40 % », précise Denis Bredin, directeur de l’Association des îles du Ponant (AIP). « Nous avons beaucoup de retard,reconnaît Denis Palluel, maire d’Ouessant et actuel président de l’AIP. Mais tout fonctionnait bien – les générateurs comme la péréquation tarifaire de solidarité nationale qui nous assure de payer le kilowattheure au même prix que partout en France. »
Le 6 septembre dernier, près d’un an après la signature de l’Accord de Paris, qui vise le maintien de la hausse des températures à 2 °C, voire 1,5 °C, l’exposé de la situation énergétique des trois îles se veut un tableau du passé : ce jour-là, à la salle des fêtes de Molène, une brochette d’officiels prend publiquement acte du « lancement opérationnel de la transition énergétique » pour les mille cinq cents habitants permanents d’Ouessant, de Molène et de Sein.
L’île de Sein défie EDF
Un opérateur électrique citoyen veut se débarrasser de la tutelle de l’électricien pour mener une transition énergétique ambitieuse.
« Nous passons d’une logique de sécurité d’approvisionnement reposant sur EDF à une logique de projet avec les gens », veut convaincre Denis Palluel, président de l’Association des îles du Ponant. Difficile de ne pas entendre l’écho du conflit qui oppose l’entreprise citoyenne Île de Sein énergie (IDSE) à l’électricien national.
En 2013, 66 associés, dont 40 Sénans, créent IDSE pour accélérer la transition énergétique locale sur le mode participatif. Mais elle se heurte au monopole conservé dans les zones non interconnectées (ZNI) par EDF, qui y assure la gestion du réseau, la fourniture et la -distribution de l’électricité. La production reste libre, rappelle l’électricien :« Nous travaillons dans les ZNI avec 8 000 producteurs autonomes, en majorité dans les renouvelables. » Mais IDSE ne veut pas se contenter d’être un sous-traitant soumis à la politique d’EDF « et subir le sort de Miquelon », explique Patrick Saultier, directeur bénévole. Début 2014, faute de rentabilité, l’entreprise Quadran y a arrêté sa centrale éolienne, régulièrement bridée à 50 % de sa capacité par EDF, qui privilégiait l’injection de la production de sa centrale à fioul au nom de la stabilité du réseau local.
Quadran conteste cet argument technique, qui garantit à EDF la pérennité de sa position. « La loi nous donne une mission de service public : la sécurité de l’approvisionnement et la qualité de l’électricité », rappelle Christophe Hervé, délégué régional Bretagne d’EDF, interpellé à Molène sur le conflit sénan.
Le législateur ? Il a renoncé, déplore Patrick Saultier, en rejetant un amendement à la loi de transition énergétique qui faisait tomber le monopole stratégique du contrôle du réseau des ZNI par EDF. « Au nom du principe de péréquation entre les consommateurs. Comme si la perspective de voir Sein se débarrasser de la centrale à fioul d’EDF menaçait la solidarité nationale ! » IDSE annonce pour novembre une plainte au niveau européen contre l’État français et le monopole de l’électricien.
« Nous affichons une ambition forte, souligne Denis Palluel. Le seul avenir que l’on nous prêtait, c’était de protéger le patrimoine insulaire et d’attendre les touristes à la descente du bateau. Avec la transition énergétique, nous voulons montrer que les îles peuvent prendre de l’avance ! » Au vu du nombre de partenaires et de contrats de projet signés, constate le sous-préfet de Brest, Ivan Bouchier, « la volonté collective et les moyens financiers sont présents, il y a obligation de réussite. »
Le postulat est devenu familier aux décideurs et même au public : la transition suppose avant tout une réduction importante des consommations d’énergie, afin de rendre crédible la substitution des renouvelables aux fossiles. Une meilleure gestion des consommations pourrait rapidement faire baisser la part du fioul de près de 10 %. L’éclairage public, notamment, va basculer sur des lampes à led. Des aides spécifiques importantes ont été dégagées pour faciliter l’isolation des logements. Une centaine d’îliens en ont déjà tiré parti, comme Michèle Squiban, de Molène, qui n’a payé l’an dernier que 30 % du coût de son double vitrage et d’un poêle à bois écologique performant, en remplacement de son ancien modèle à fioul. « Ici, le problème, c’est l’humidité, il faut combattre le froid. »
Petite opération de communication d’EDF lors de la visite : l’échange en direct des lampes fluocompactes de la maison contre des leds, encore plus économiques. « Ma facture d’électricité est déjà passée de 156 euros à 70 euros par mois », témoigne Michèle Squiban. À l’extérieur, on trouve un des premiers compteurs Linky installés à Molène, équipant désormais presque tous les habitants des îles du Ponant, aire prioritaire de déploiement. Décrié par ailleurs parce qu’imposé par le distributeur Enedis (ex-ERDF), le boîtier « communicant » devrait induire des baisses en aidant à gérer les consommations. À terme, grâce à des boîtiers « intelligents », EDF pourra piloter à distance des équipements domestiques, par exemple enclencher les chauffe-eau électriques (qui équipent 70 % des logements) pour profiter d’un excès de production de centrales à énergie renouvelable.
L’installation de panneaux photovoltaïques est la technologie la plus accessible pour les trois îles. Des projets sont très avancés à Sein. Le recours à l’éolien, dans cette zone ventée, est en revanche bien plus délicat en raison de règles strictes de protection des paysages, comme c’est le cas à Sein, sans relief pour dissimuler un mât à la vue du public. « Mais, si l’on veut donner la priorité à la transition énergétique, il faudra être cohérent et faire sauter les verrous », avertit Dominique Salvert, maire de Sein. À Ouessant, où la situation est plus favorable, un projet d’éolienne est à l’étude.
La principale ressource renouvelable réside probablement sous la mer, dans cette zone à fortes marées. Ouessant suit avec une attention toute particulière la campagne d’essais de l’hydrolienne [^2] Sabella, immergée dans le passage du Fromveur tout proche et raccordée au réseau de l’île, une première en France. « Tenue mécanique, injection, qualité de courant, les tests démarrés il y a un an sont très satisfaisants », se réjouit Diane Dhomé, chef de projet chez le petit constructeur français. Deux ou trois hydroliennes Sabella pourraient couvrir 70 % des besoins d’Ouessant d’ici à 2018. Des batteries sont prévues sur les trois îles pour pallier l’intermittence de la production d’électricité renouvelable.
Dans l’immédiat, la marche vers la transition énergétique imposera de choquer quelque peu le bon sens apparent. À quelques ruelles de chez Michèle Squiban, Gérard Caraven reçoit ses lampes led « EDF ». Lui aussi a isolé sa maison et remplacé sa vieille chaudière à fioul par… un modèle à fioul plus récent. « Je brûle 500 litres au lieu de 1 000 litres par hiver auparavant. » Les énergies renouvelables ? En toute franchise, il ne se sent ni très concerné ni l’âme d’un cobaye. À l’AIP, on aurait préféré qu’il opte pour le bois, « mais, au moins, il n’a pas choisi le chauffage électrique ». Ce qui est le cas de 70 % à 80 % des logements sur les trois îles, alors que le chauffage absorbe à lui seul les trois quarts des consommations résidentielles. Une absurdité énergétique (et longtemps promue par EDF), car les kilowattheures dissipés dans les convecteurs ont nécessité en amont la combustion de fioul dans un groupe électrogène dont le rendement dépasse à peine 30 %. Brûler le fioul directement dans un poêle domestique occasionne donc trois fois moins d’émissions de CO2 que de recourir au chauffage électrique.
Même raisonnement avec la voiture électrique, qui commence à faire son apparition sur certaines îles, parée d’une image verte des plus usurpées, car la recharge des batteries se fait sur le secteur local, alimenté par une centrale à fioul. La première borne de recharge « 100 % renouvelable » est prévue pour 2017 à Ouessant. Sur les îles du Ponant, la transition énergétique n’a plus de temps à perdre.
[^1] Des collectivités locales (Région Bretagne, département Finistère, Syndicat départemental d’énergie et d’équipement du Finistère), l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), des énergéticiens (EDF, Enedis) et Sabella, constructeur d’hydroliennes.
[^2] Le pendant sous-marin d’une éolienne, dont les pales sont mises en rotation par le flux des marées.