Radiographie d’une défaite
Pour la gauche de la gauche française, la victoire de Donald Trump est un signe supplémentaire qu’il faut en finir avec le social-libéralisme. Mais rien n’est réglé sur la manière d’y parvenir.
dans l’hebdo N° 1428 Acheter ce numéro
Il est des vaincus qui en disent plus long sur la victoire que les vainqueurs. C’est le cas dans cette élection américaine qui a vu la défaite, aussi cuisante qu’inattendue, de l’archi-favorite. Au bout du compte, ce n’est donc pas tant Donald Trump qui a gagné qu’Hillary Clinton qui a perdu. Reste à savoir ce qui, en elle, a perdu. Ses emails ? Son sexe ? Son mari ? Ses accointances avec Wall Street ?
Pour se faire une idée, il faut aller voir un autre perdant. Un perdant qui, paradoxalement, sort victorieux de l’élection américaine : Bernie Sanders, 75 ans. De ce candidat-là aussi, Clinton ne devait faire qu’une bouchée à la primaire. Il a finalement été évincé au forceps – et non sans soupçons de fraude. Au point que bon nombre de ses électeurs ont refusé de soutenir la candidate, quand certains ont été jusqu’à rallier le candidat républicain.
Qu’ont diable en commun Trump et -Sanders ? La rupture. Rupture avec l’establishment d’abord, l’un comme l’autre étant quasi inconnus – du moins, pour le premier, du monde politique – il y a deux ans à peine. Rupture aussi avec le néolibéralisme. Avec, d’un côté, un Donald Trump promettant, non sans ambiguïtés, un antilibéralisme « primitif » (cf. p. 10), avec un retour à des frontières protectrices face à un étranger pensé comme le concurrent déloyal du « petit Blanc » sur le marché du travail. Et, de l’autre, un Bernie Sanders remettant au goût du jour une idée (et un mot) devenue taboue aux États-Unis depuis trois décennies : le « socialisme ».
Et si la victoire de Trump signait en réalité la défaite à plate couture de la social-démocratie ? Et si la défaite de Clinton scellait la fin, en tant que politique opérante, de ce libéralisme (très) vaguement social importé, après la chute du mur de Berlin, en Grande-Bretagne par Tony Blair, en Allemagne par Gerhard Schröder, en France par François Hollande, et aux États-Unis par un certain Bill Clinton ? « Les administrations Clinton puis Obama n’ont fait souvent qu’accompagner le mouvement de libéralisation et de sacralisation du marché lancé sous Reagan puis Bush père et fils, quand elles ne l’ont pas elles-mêmes exacerbé, comme avec la dérégulation -financière et commerciale sous Clinton », écrivait l’économiste Thomas Piketty dans Le Monde, le week-end dernier, pour expliquer en quoi l’accroissement des inégalités avait coûté cher au camp démocrate. Ou, pour le dire comme le sociologue Éric Fassin dans Mediapart : « La dérive néolibérale du Parti démocrate explique son échec dans les urnes. »
La lame de fond semble désormais devoir ne plus épargner personne. En Europe, François Hollande et Matteo Renzi s’enfoncent dans des abysses d’impopularité. En Grande–Bretagne, le blairisme s’est soldé par le Brexit et la prise du Parti travailliste par un socialiste « à l’ancienne », Jeremy Corbyn. Aux États-Unis enfin, la « ligne Clinton » a donné naissance au « monstre Trump », démontrant ainsi son incapacité à mobiliser l’électorat – rappelons que 47 % des Américains n’ont pas voté. Voire sa propension à agir comme un repoussoir.
Sans craindre la comparaison avec ce côté-ci de l’Atlantique, intellectuels et responsables politiques de la gauche française ont donc, ces derniers jours, tiré les conclusions qui semblent s’imposer. Dans Le Monde, la sociologue Dominique Méda n’a pas hésité à dresser un parallèle entre l’élection de Trump et la poussée de l’extrême droite française dans une tribune sur « l’écrasante responsabilité de la gauche dans la victoire de Donald Trump » : « Aurions-nous vu le Front national changer radicalement de fond idéologique, s’intéresser à la classe ouvrière, à la valeur du travail, à la faiblesse des salaires, aux régions ruinées par le départ des usines, à la difficulté de boucler les fins de mois, à la mondialisation, si la gauche avait été fidèle à son héritage idéologique, on n’ose dire à ses valeurs ? »
« Plus que jamais, la gauche doit faire entendre un discours sur le renouvellement politique et économique, mais aussi assumer de dire que la France est un -melting-pot -interethnique », propose le politologue -Philippe Marlière.
Au PS, le candidat à la primaire socialiste Benoît Hamon pense avoir vu sa ligne frondeuse confortée, estimant que l’élection américaine montre « qu’il n’y a pas d’alternative molle à la crise du système libéral ». « Il n’est que temps que la gauche européenne fasse son aggiornamento sur le libre-échange, sur le protectionnisme, sur la mondialisation et les excès inhumains de l’économie financière », a lui aussi clamé Arnaud Montebourg, le candidat de la « démondialisation » passé par le gouvernement Valls.Sans surprise,c’est Jean-Luc Mélenchon qui a poussé le plus loin l’analogie, faisant de Hollande le « Hillary Clinton » français, et de lui-même le « Bernie Sanders » hexagonal : « Les “démocrates” sont le problème, pas la solution, pour qui veut barrer la route à ce qui monte de partout en Europe et en France. »
Si toute la gauche s’accorde en théorie à louer les avantages d’une gauche décomplexée face à l’eau tiède démobilisatrice de la social-démocratie, y parvenir en pratique est une autre histoire. Et c’est sur la stratégie que les fractures habituelles apparaissent. Ambitionnant d’être le pendant « populiste de gauche » de Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon voit dans la coupure nette avec les partis existants la seule solution pour réussir à séduire un électorat lassé des clivages gauche/droite et délaissé par la gauche « Terra Nova ». « Pour l’instant, sa stratégie fonctionne et il a de bons sondages, estime Philippe Marlière, mais l’inconvénient est qu’il ne rassemble pas les partis de la gauche traditionnelle pour être au second tour. » À moins que, à l’instar d’un Donald Trump snobé par la quasi-totalité de l’état-major républicain et les électeurs traditionnels du parti, il ne rompe sciemment avec la gauche modérée, pour mieux aller puiser dans le réservoir des abstentionnistes…
« Pour refonder une politique de gauche, mieux vaudrait s’intéresser à l’abstention, qui est un vote de défiance, juge Éric Fassin. Plus qu’aucune autre, cette catégorie explique l’échec des partis progressistes ralliés au néolibéralisme. Il y a là une véritable réserve de voix, à condition, au lieu de les abandonner à l’abstention, de prendre le parti des abstentionnistes. » Mais le pari est risqué.
« Hélas, on ne peut que constater que surfer sur la montée du sentiment anti-élite conduit inexorablement à favoriser le populisme d’extrême droite, pas la gauche », estime un cadre du PCF, qui n’est pas contre le fait de rogner un peu la radicalité du propos s’il en va du rassemblement : « Le non au TCE n’aurait jamais gagné en 2005 si on avait distribué des brevets de pureté idéologique. Ce qui fera gagner la gauche, et battre le Front national, c’est moins une incarnation charismatique que la capacité à entrer dans une démarche collective, avec les citoyens, les syndicats, les associations… » Pour l’heure, on n’y est pas encore.