Salariés, Big Data is watching you
Géolocalisation, réseaux sociaux d’entreprise… Le contrôle électronique des travailleurs s’accélère, avec des risques de dérive et un cadre légal encore balbutiant.
dans l’hebdo N° 1427 Acheter ce numéro
Le traçage des salariés est déjà une pratique courante. Ces six dernières années, le nombre de déclarations à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) pour des dispositifs de géolocalisation a doublé, pour atteindre 6 852 cas en 2015. Les chauffeurs-routiers, les livreurs et les techniciens de maintenance ou de dépannage sont habitués aux mouchards installés pour une poignée d’euros sur leur véhicule. La nouveauté, c’est que ces outils sont aujourd’hui de plus en plus directement attachés aux salariés, notamment grâce à des applications de pointage qui fleurissent sur les smartphones.
Toutes ces innovations s’accompagnent d’un argumentaire bien huilé. Chez Sanofi, première entreprise française à avoir installé des puces RFID sur les badges de ses employés, en avril 2016, le traçage reste anonyme. La géolocalisation en temps réel est censée permettre une « optimisation » de l’occupation des locaux. Pas de flicage, donc, selon l’entreprise, même si les puces cohabitent avec des caméras à 360 ° dans les couloirs, espaces de restauration et zones de détente compris.
Rien n’interdit à l’employeur de géolocaliser ses salariés, du moment qu’ils en sont informés, que cela est dûment déclaré à la Cnil et que les représentants du personnel ne sont pas surveillés. Le contrôle de la vitesse en temps réel est cependant proscrit, tout comme le -traçage hors des heures de travail. Autre garde-fou : la géolocalisation (ou tout autre outil de traçage) ne doit pas être « disproportionnée » au regard du but recherché. La Cnil a notamment interdit la reconnaissance par empreintes digitales dans un magasin Leclerc de Gironde, où un simple badge magnétique est jugé suffisant. Fin septembre, la justice a également ordonné à Orange de désinstaller les boîtiers de géolocalisation de ses 20 000 véhicules de service, au motif qu’ils ne pouvaient pas être désactivés et que la conservation pendant trois à six ans des données était excessive.
Mais ces technologies se diffusent souvent de façon peu transparente, et la frontière entre « l’amélioration de la productivité » et la surveillance pure et simple est ténue. « Il s’agit d’intensifier notre travail et d’empêcher les discussions impromptues », tranche Édouard [^1], employé de la fonction publique, qui vient d’être informé du projet de géolocalisation permanente des salariés dans son petit service.
« L’optimisation est un motif bidon. En réalité, cela sert juste à vérifier si les techniciens itinérants respectent leurs horaires », juge, sous couvert d’anonymat, un salarié de l’électronique dont le véhicule est géolocalisé.
Un petit tour sur les sites de vendeurs de mouchards laisse d’ailleurs peu de doutes sur le double emploi de ces outils. « On peut avoir un aperçu rapide des écarts entre le planning et les horaires de présence […] et identifier l’utilisation des véhicules hors horaires ou zones de travail », vante ainsi la société Ocean, qui revendique 110 000 véhicules équipés en France.
Là aussi, la loi est sujette à interprétation : l’utilisation de la géolocalisation pour contrôler les horaires de travail des salariés est légale lorsqu’il n’existe aucun autre moyen de contrôle. Et ce but doit être clairement explicité. Dans le cas contraire, l’employeur ne pourra pas utiliser les données recueillies contre un salarié en cas de contentieux aux prud’hommes.
La question se pose également pour les réseaux sociaux d’entreprise, qui font évoluer les intranets vers des formes plus dynamiques – et beaucoup plus intrusives – de communication. Facebook a lancé le 10 octobre son propre réseau social à destination des entreprises. « WorkPlace » reprend l’ergonomie de Facebook dans le cadre d’un intranet accessible depuis un ordinateur ou un smartphone, à n’importe quelle heure. La communication se fait de manière horizontale, sans intermédiaire. Si elle en fait la demande à Facebook, la direction de l’entreprise peut même avoir accès au contenu des « working chat », les messages privés, selon la forme expérimentée en 2016 par 300 entreprises en France (dont le Club Med, Renault, Danone, Lagardère ou les centres d’appels de la marque Free). Légalement, l’employeur est autorisé à rendre l’utilisation de ces réseaux obligatoire. Ainsi, fini les mails entre collègues. Tout le monde surveille tout le monde.
Deux salariés d’une entreprise pilote l’ont compris à leurs dépens. Un matin, ils commentent sur le réseau social l’absence de personnel d’encadrement dans leur service. Réponse immédiate du nº 1 du groupe, bien content de ces considérations sans filtre sur le fonctionnement de ses équipes. Les deux salariés ont finalement dû essuyer le retour de bâton du manager pris en défaut. Ironie de l’histoire, dans cette entreprise de téléconseil où tout est cadencé à la minute près, un cadre aurait discrètement libéré du temps à ses salariés pour qu’ils prennent le loisir d’aller « liker » ses messages sur le réseau, afin qu’il soit bien vu par le « top -management ». Gare en revanche aux bons mots et aux sautes d’humeur : les salariés peuvent être sanctionnés pour des propos tenus « même en messagerie privée »,écrit un directeur dans un mail à ses salariés, quelques mois après le lancement de la version test.
Malgré la profusion des réseaux sociaux d’entreprise, leur diffusion reste timide. Et 90 % des tentatives débouchent sur des échecs, estime le cabinet Gartner, notamment du fait de la grande réticence des salariés face au caractère intrusif de ces outils. Nous assistons néanmoins à un basculement progressif vers une nouvelle ère de l’organisation du travail. Car, à ces outils connectés et aux plateformes numériques, s’ajoutent désormais des algorithmes d’intelligence artificielle capables d’analyser une grande quantité d’informations. Les emails professionnels, les messageries instantanées, les appels téléphoniques, les déplacements dans les locaux et le moindre clic de souris peuvent être analysés par des programmes visant à améliorer la rentabilité des employés. Le « big data » au service d’un « management scientifique ».
L’entreprise américaine Humanyze a par exemple imaginé un badge à puce qui, couplé à un microphone et à différents capteurs, permet d’analyser les déplacements et les comportements des salariés, comme le ton de leur voix ou leur posture. Des caméras intelligentes sont capables d’étudier les expressions du visage d’un candidat au cours d’un entretien d’embauche. C’est d’ailleurs par le profilage des candidats, via l’analyse systématique de leurs données personnelles, que les algorithmes sont en train de s’imposer dans les ressources humaines.
Tout cela est donc loin d’être anecdotique. « Ce qui nous frappe le plus, c’est que ces outils sont intégrés comme un détail, alors qu’ils changent fondamentalement l’organisation du travail, la chaîne managériale et l’intervention des syndicats, analyse Marylise Léon, en charge des questions numériques à la CFDT. Il est difficile d’ouvrir un véritable débat au sein des entreprises. »
Dans le cas des réseaux sociaux d’entreprise, se pose aussi la question du « droit à la déconnexion », qui fait visiblement partie des préoccupations des pouvoirs publics : « L’intensification du travail et les excès de connexions professionnelles sont susceptibles de porter atteinte à l’équilibre de vie, voire à la santé des collaborateurs de l’entreprise », prévenait en septembre 2015 Bruno Mettling, auteur d’un rapport intitulé « Transformation numérique et vie au travail », remis à Myriam El Khomri, ministre du Travail. Bruno -Mettling n’est autre que l’ancien directeur général adjoint d’Orange, entreprise condamnée pour avoir géolocalisé les véhicules de ses agents de façon disproportionnée… On peut dire qu’il connaît son sujet.
[^1] Le prénom a été modifié.