Une révolution hors norme
Nous publions ici un article de Janette Habel à paraître dans le numéro hors-série de Politis, en kiosques le 1er décembre. Un article écrit quelques jours avant la mort de Castro. Janette Habel, qui a bien connu Castro, est sans doute la meilleure spécialiste de la question cubaine, dont elle fut une militante à la fois engagée et critique.
1959-2016 : comment mettre en perspective la révolution cubaine plus d’un demi-siècle après sa victoire ? Le 1er janvier 1959, la dictature de Batista s’effondrait sous les assauts conjoints de la guérilla dirigée par Fidel Castro et Ernesto Che Guevara, et d’une grève générale massivement suivie. Miné par la corruption et les crimes de son appareil policier, le régime instauré à la faveur d’un coup d’État en 1952 était massivement rejeté. La victoire de l’insurrection armée fut saluée par l’écrasante majorité des Cubains. Pour comprendre cet immense soulèvement populaire, l’un des plus importants du 20ème siècle, il faut revisiter l’histoire.
« La génération du centenaire », ainsi définie par Fidel Castro et son Mouvement du 26 juillet dès 1953, revendiquait une filiation nationale, celle de José Marti et des grandes guerres d’indépendance menées par les « mambis » (les insurgés) contre l’Espagne. Mais elle était aussi l’héritière d’une révolution sociale. Impulsée par des dirigeants indépendantistes, l’abolition de l’esclavage en 1886 allait marquer le combat politique et l’imaginaire populaire. L’un des militaires les plus prestigieux, le général Antonio Maceo, était noir. Parmi les combattants, on comptait aussi des latino-américains dont un général dominicain, Màximo Gomez, prédécesseur d’un illustre argentin, Ernesto Guevara.
Depuis lors, la souveraineté nationale et la justice sociale sont des « marqueurs » politiques qui constituent le socle du processus révolutionnaire et qui expliquent sa longévité et sa résistance. L’indépendance cubaine a été tardive, à la différence des pays latino-américains, elle n’est intervenue qu’en 1902, après avoir été confisquée par l’intervention des États-Unis. Un demi-siècle va s’écouler sous la tutelle américaine, marqué par des crises sociales et politiques, et la décomposition finale d’une dictature honnie.
Personne n’avait prévu que la plus radicale des révolutions se produirait dans ce contexte géopolitique, dans une île à 150 kilomètres des côtes américaines. Le « fatalisme géographique » semblait interdire un tel événement dans le périmètre de sécurité, l’arrière-cour des États-Unis. Cette anomalie, ce combat entre le requin et la sardine semblait perdu d’avance. Ce qui explique entre autres l’aveuglement de Washington.
Mais la géopolitique allait rattraper le nouveau pouvoir révolutionnaire dès lors qu’il allait affronter, en pleine guerre froide, les intérêts économiques, commerciaux, et politiques des États-Unis. Dans ce pays mono producteur et mono exportateur, les exportations sucrières étaient elles-mêmes dépendantes des prix et du marché américain. En deux ans, les principales entreprises américaines furent nationalisées. L’hostilité de Washington ne cessera plus. Les agressions militaires, l’embargo commercial, les ruptures diplomatiques successives, l’isolement de l’île vont contraindre le gouvernement de Castro à se rapprocher de l’Union soviétique pour assurer la survie de la révolution.
Pour Moscou, Cuba représentait un atout majeur. Pendant trois décennies, La Havane mettra à profit l’aide soviétique pour opérer une colossale redistribution des richesses et mettre en œuvre des conquêtes sociales sans précédent. Egalité, solidarité, souveraineté nationale : tels sont les piliers sur lesquels le régime castriste a construit son hégémonie. Pendant des années, ces acquis sociaux vont relativiser les contraintes politiques imposées par les échanges économiques et commerciaux avec Moscou. Dépendance économique, obligations politiques, copie institutionnelle du « modèle »soviétique, liens obligés avec les partis communistes : le prix à payer est élevé. La bureaucratisation institutionnelle paralyse la participation citoyenne. La conception monolithique et homogène de la société de Fidel Castro justifie à ses yeux, face aux agressions impériales, l’existence d’un parti unique-parti d’État, un parti communiste défini dans la Constitution comme celui de de la nation. Pour résister et protéger la forteresse assiégée, l’unité est indispensable, les dissidences ne seront pas tolérées, l’autorité du gouvernement ne peut être contestée.
Ernesto Che Guevara fera part très tôt de ses craintes, de ses critiques à l’égard du système soviétique. Comprenant que pour survivre, la révolution cubaine devait rompre son isolement, il partira pour l’Afrique puis pour la Bolivie. En 1991, un quart de siècle après sa mort, l’effondrement de l’URSS pressenti par Guevara mais impensé par Fidel Castro précipitera Cuba dans une crise dramatique, révélant brutalement les effets pervers du « modèle » économique et politique. Le tournant obligé des années 1990, l’adoption de réformes économiques marchandes vont entraîner des différenciations sociales inconnues jusqu’alors.
L’impact de la crise se fera sentir jusqu’au début des années 2000. Le répit permis par l’élection de Hugo Chavez sera brutalement interrompu par sa mort. La chute du prix du pétrole, la crise vénézuélienne, plongent une nouvelle fois l’île dans l’impasse. Le « modèle » économique est à bout de souffle. « Il ne fonctionne plus, même pour nous », déclarera Castro. Le vieux dilemme resurgit : comment construire une stratégie de développement dans une île sous embargo, aux ressources limitées, dans un monde dominé par le capitalisme financier ?
Avec la maladie de Fidel Castro en 2006, puis l’élection de son frère Raoul à la présidence en 2008, le processus initié en 1959 est entré dans une phase critique. Le rétablissement des relations diplomatiques avec les États-Unis intervient alors que le pays est confronté à de nombreux défis : fin du mandat de Raoul Castro en 2018, fin de la génération historique, réformes et libéralisation économiques provoquant des inégalités sociales, réforme constitutionnelle, le tout dans un contexte régional où les alliés de La Havane (Venezuela, Brésil..) sont en difficulté.
Que restera-t-il de la révolution cubaine ? « L’idée de révolution combine au moins trois dimensions : symbolique, sociale et stratégique », écrivait Daniel Bensaïd . Quelque soit le sort du processus en cours, loin d’être un cul-de-sac, la révolution cubaine aura incarné ces trois dimensions non seulement à Cuba mais pour toute l’Amérique latine.