« Une vie », de Stéphane Brizé : Violences ordinaires
Avec Une vie, Stéphane Brizé offre une adaptation vibrante et personnelle du roman de Maupassant. Une réussite.
dans l’hebdo N° 1429 Acheter ce numéro
Que faire après La Loi du marché, film pour lequel Vincent Lindon avait reçu le prix d’interprétation à Cannes, et qui avait rassemblé un million d’entrées ? La question ne s’est pas posée ainsi pour Stéphane Brizé : il avait bouclé le scénario de ce nouveau long métrage, écrit avec Florence Vignon, avant la réalisation du précédent. Le cinéaste ne s’est donc pas tourné vers Une vie pour assurer ses arrières. Il y avait même, a posteriori, un risque à se lancer dans cette adaptation. D’autres, récemment, n’ont su y échapper (Benoît Jacquot avec Mirbeau, par exemple) : s’emparer d’un classique fait toujours planer le danger de l’académisme, qui témoigne de la persistance d’une « qualité française ». Ce n’est absolument pas le cas ici. Le film de Stéphane Brizé est une œuvre vibrante, vivante, qui offre une lecture singulière du roman de Maupassant, et s’en arrache même, sans jamais en trahir l’esprit, pour se situer de plain-pied dans le cinéma.
Une vie aurait été différent dans sa forme sans l’expérience de La Loi du marché. À l’époque, Stéphane Brizé nous expliquait que la focalisation sur le personnage interprété par Vincent Lindon créait une « empathie » nouvelle dans son cinéma : « Du coup, cela nécessite moins de séquences et moins d’explications. […] Je peux me permettre plus de chaos, plus de vertige, sans avoir besoin d’être rassuré par une structure narrative plus classique » (voir Politis du 13 mai 2015). De la même façon, Une vie ne quitte jamais son personnage principal, Jeanne. C’est son point de vue que l’on épouse de bout en bout.
Mais Stéphane Brizé est allé plus loin dans l’épure. Certes, -Maupassant s’est évertué à écrire dans une langue simple, loin du « vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et chinois qu’on nous impose aujourd’hui sous le nom d’écriture artiste », comme il le note dans la préface de Pierre et Jean. Mais Une vie est son premier roman (écrit en 1880), que la publication de recueils de contes a précédé. On y décèle encore des traces de lyrisme et quelques adjectifs surnuméraires, qui auront disparu dans le suivant, Bel-Ami. Le cinéaste, quant à lui, a évacué toute tentative de reconstitution appuyée, tout décorum « XIXe siècle ». Il a modifié la structure du roman et s’est démarqué de Maupassant en gommant certains jugements que celui-ci porte sur son personnage (quand il la voit en « mère frénétique », par exemple). Son obsession : rester sur Jeanne, ses sentiments, ses aspirations, ses désillusions. Le cinéaste filme à sa hauteur, en « empathie » avec elle.
Comme les lecteurs d’Une vie le savent, Jeanne (Judith Chemla) sort du couvent où l’a mise son père, un gentil hobereau de Normandie, le baron Le Perthuis des Vauds (Jean-Pierre Darroussin), pour son éducation. En trois mois, ses attentes seront comblées puis réduites en un tas de cendre. Le cinéaste montre une jeune femme qui aime se dépenser, s’amuser, nager. Elle apprend le jardinage avec son père. Jeanne est un corps sensitif. On imagine son impatience, après des années de glaciation chez les sœurs, à l’éveiller pleinement. Elle est aussi un « cœur simple », qui espère l’amour. Celui-ci se présente sous la forme d’un jeune vicomte du cru, Julien de Lamare (Swann Arlaud), aux traits aimables. Son père et sa mère (Yolande Moreau) le trouvent à leur goût, Jeanne également. Et c’est la nuit de noce. L’une des scènes les plus terribles. Alors que Julien est tout à son affaire, la caméra est centrée sur le visage de Jeanne, tour à tour apeurée, effrayée, martyrisée. Il s’agit ni plus ni moins d’un viol.
Un peu plus tard, alors que les époux ne partagent plus la même chambre, un soir où elle grelotte, Jeanne découvre que Julien passe des nuits avec la bonne, Rosalie (Nina Meurisse). Ellipse : Jeanne pousse la porte de la chambre de son mari et aussitôt on la distingue dans le noir de la campagne, avec sa chemise de nuit blanche, courant et criant à perdre haleine, folle, éperdue, son mari à ses trousses. Autre révélation, liée à celle-ci : l’enfant de la bonne était donc de Julien.
Ainsi, une vie, à peine naissante au monde, est brisée (le jeu de mots est tentant). Tous les rêves de Jeanne ne sont plus que regrets et amertume. Seules sont ensoleillées ses bribes de souvenirs qui viennent en flash-back. Elle est prise au piège de son mari brutal, volage et pingre, de ses parents, qui l’incitent à rester avec lui, des représentants du clergé, ces agents de malheur… Jeanne est désormais prisonnière d’une existence d’infortune doublée d’ennui, ce qu’induit le cadre choisi par le cinéaste, un format presque carré, qui enserre la jeune femme.
Les différents épisodes qui s’ensuivent confirment cette désolation, semée de mensonges et de morts, naturelles ou pas. Jeanne se réfugie dans le silence et la contemplation où elle semble absente à elle-même, son âme en résonance avec l’âpre climat du pays de Caux, ses rudes paysages d’hiver et ses chemins boueux. Bien sûr, l’action se déroule en 1819. Mais on ne peut s’empêcher de songer aux violences faites aux femmes qui perdurent en France et partout dans le monde [^1]. Quant à la naïveté de Jeanne, ou sa soif d’absolu, qui la fait tant souffrir, elle est aussi le produit d’une société qui inflige la « pureté » aux jeunes filles de bonne famille.
Dans la peau de Jeanne, Judith Chemla est limpide, évidente, remarquable de justesse, y compris quand son personnage côtoie les limites de la folie. Yolande Moreau et Jean-Pierre Darroussin excellent dans des rôles où il leur faut allier la discrétion et des comportements ambivalents. Sur ce film, une grâce s’est posée.
[^1] Coïncidence du calendrier : le 25 novembre est la Journée internationale pour l’élimination des violences à l’égard des femmes.
Une vie, Stéphane Brizé, 1 h 59.