Véganisme : Une lutte animale, mais pas seulement

Trop souvent réduits au statut d’amoureux des bêtes, les militants antispécistes défendent des idéologies plus complexes.

Vanina Delmas  • 23 novembre 2016 abonné·es
Véganisme : Une lutte animale, mais pas seulement
© Photo : LIONEL BONAVENTURE/AFP

Des corps nus, recouverts de faux sang ou de cellophane dans des barquettes en plastique géantes, en pleine rue, ou la distribution de faux membres humains aux passants… Ces happenings sanglants, volontairement choquants, se multiplient dans les grandes villes françaises, à l’initiative d’associations très déterminées dans leur défense de la cause animale. Début octobre, le joyeux cortège de la Veggie Pride défilait sous les fenêtres des Parisiens en criant : « Ni exploités ni maltraités, liberté pour les animaux ». C’était la 16e édition de ce festival antispéciste, faisant la part belle au véganisme. Preuve que ce mouvement n’est pas vraiment nouveau.

Un an plus tôt, une enquête de l’association L214 faisait tomber les murs de l’abattoir d’Alès (Gard) en montrant la souffrance des chevaux, vaches et porcs lors de leurs derniers instants. La vidéo mise en ligne montre notamment les cochons rassemblés dans une fosse pour être asphyxiés au CO2. La caméra filme leur regard, obligeant à détourner les yeux. Leurs cris obligent à couper le son. Le choc des images fonctionne : les médias s’emparent du sujet, l’opinion publique est ébranlée, l’établissement ferme et, six mois plus tard, une commission d’enquête parlementaire « sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français » est créée à l’Assemblée nationale. Des réactions à la vitesse de l’éclair qui cachent un travail de longue haleine.

« Nous nous sommes formés sur le tas car nous sentions l’urgence du problème, explique Brigitte Gothière, cofondatrice de L214. Mais les journalistes, les juges et nos détracteurs nous poussent à aller plus loin dans la vérification de nos sources. Certaines de nos enquêtes pas suffisamment abouties restent dans un tiroir pour le moment. Tout cela montre aussi que la question animale n’est plus seulement associée à la sensibilité d’individus, mais qu’elle est devenue sérieuse. »

À l’ère des réseaux sociaux, Youtube n’a pas échappé à la communauté végane. Jihem Doe, végane depuis cinq ans, a lancé sa chaîne, qui compte déjà plus de 11 000 abonnés. Un format court, fondé sur la bataille d’idées, un rythme énergique et de l’humour pour « démocratiser » ce sujet. « Je peux parler de tout, sur le ton que je veux, sans me soucier d’une ligne à suivre comme dans une association lambda, explique-t-il. Je trouvais que la communauté de vidéastes véganes en France se focalisait trop sur l’alimentation et que ça manquait de lutte animale. J’essaye d’incarner le végane qu’on aimerait croiser. » Une autre méthode pour déconstruire le stéréotype hippie et sectaire.

Pourtant, la popularité récente du mouvement végane ne convainc pas tous les militants. Ulrike Seitan (il s’agit d’un pseudonyme), membre du collectif Les Panthères enragées, regrette que l’on soit toujours dans une optique de consommation. « Aujourd’hui, de plus en plus de produits labellisés véganes remplissent les rayons des -supermarchés, il y a même des industries comme Herta qui produisent des saucisses végétales ! Pour moi, la lutte se fait encore et toujours absorber par le capital », s’indigne-t-elle. Ce collectif, l’un des plus radicaux, prône l’action directe, du sabotage économique d’industries à la libération d’animaux. « Au tout début, le mouvement de libération animale était tourné en ridicule. Puis le phénomène s’est inversé, jusqu’à ce que l’on nous considère comme des terroristes, il y a environ six ans, car tous prenaient en exemple le groupe d’activistes anglais Front de libération des animaux », rappelle Ernesto Gayvara (un pseudonyme également !), militant depuis une dizaine d’années. Leur intransigeance les rapproche de l’essence du mouvement antispéciste français, qui a émergé dans les années 1990.

Marginale en France, la question de l’éthique animale a été prise en considération dans les pays anglo-saxons dès les années 1970. En 1976, le philosophe utilitariste Peter Singer associait le concept d’altruisme aux rapports hommes/-animaux dans son livre La Libération animale, devenu une référence mondiale. Novices, les Français ont pioché dans ces exemples pour importer la lutte, tout en la modelant à leur façon : moins dans le sensible et plus dans le rationnel, incarné par la naissance des Cahiers antispécistes. De plus, les influences anarchistes les ont incités à inscrire la lutte contre le spécisme dans une critique -globale de la société, au même titre que les combats contre le capitalisme, le fascisme ou le racisme. « Entre la filiation anarchiste, les références utilitariste et juridique, associées à la méfiance à l’égard de l’affectif […]_, les militants français ont forgé un style qui leur permet à la fois de se démarquer de la défense animale – ils ne veulent pas être considérés comme les partisans des animaux – et de l’écologie – ils se déclarent antinaturalistes »_, écrit Catherine-Marie Dubreuil, ethnologue qui suit le mouvement français depuis ses balbutiements, dans Libération animale et végétarisation du monde, ethnologie de l’antispécisme.

Au fil du temps, les divergences sur les modes d’action plus ou moins radicaux ou le choix des collaborations avec d’autres groupes ont divisé la cellule-souche du mouvement. Même le vocabulaire tend à se transformer : « abolition » est préféré à « libération », tout comme « végane », jugé moins élitiste qu’« antispéciste ». Une myriade d’associations s’est donc créée, avec le même objectif, lutter contre l’exploitation animale par l’homme, mais différents moyens pour y parvenir.

L’association 269 Life France a connu plusieurs dissidences. Venue d’Israël en 2012, elle se duplique rapidement ailleurs, notamment dans l’Hexagone. Repérée par ses opérations de marquage au fer rouge, elle a toujours tenu à mettre en avant la souffrance animale comme argument prioritaire et à rester dans la légalité. Puis Alexandra Blanchard a décidé de quitter son poste de présidente pour créer sa propre association en 2015, Vegan Impact. Ses motivations profondes, liées à l’alimentation, à la santé et à l’environnement, étaient incompatibles avec celles de 269 Life France. Il faut avouer que ce sont là des arguments peu revendiqués par les autres associations antispécistes.

Dans le même temps se crée 269 Life Libération animale. « Le mouvement était trop frileux. Nous préférons aller au-devant des ennemis, choquer et prôner la désobéissance civile pour incarner un vrai contre-pouvoir », souligne Tiphaine Lagarde, la présidente. À l’inverse de L214, qu’elle juge trop prudente, elle souhaite une abolition immédiate et totale de l’exploitation animale, à coup d’actions choc et médiatiques, comme l’occupation du « couloir de la mort » d’un abattoir pendant huit heures, début novembre.

La médiatisation est un filon très exploité par les défenseurs des animaux. Cette année, Peta France a obtenu une grande victoire : la marque française de prêt-à-porter The Kooples a annoncé qu’elle bannirait la fourrure à partir de 2017. Le résultat des pressions répétées de l’association (manifestations, pétition, vidéos sanglantes) et de l’intervention très médiatisée du rockeur Pete Doherty. Une méthode à l’américaine assumée : « La réputation et la longévité de cette association viennent de ses campagnes très médiatiques et soutenues par des personnalités connues, résume Anissa Putois, chargée de campagne pour Peta France. C’est très efficace pour inscrire la question animale à l’agenda médiatique et faire changer les choses au niveau des entreprises. »

Frapper un grand coup aux portes des industriels et lancer des campagnes nationales contre la maltraitance animale donne l’espoir d’avancer à pas de géant. Mais les petits pas à l’échelle locale comptent tout autant. En Bretagne, le Collectif rennais pour l’égalité animale (CRPEA) multiplie manifestations et conférences. « Nous souhaitons diffuser la notion de spécisme et faire prendre conscience de l’oppression qu’elle représente tout en travaillant avec la mairie pour des changements concrets : trouver des solutions éthiques pour les animaux “nuisibles”, sensibiliser les écoles au végétarisme et au végétalisme, prévoir un vétérinaire municipal pour les personnes démunies », énumère François, végane depuis 2009 et membre actif. La révolution n’a pas encore eu lieu. Mais, loin des happenings de rues et du tourbillon médiatique, quelques-uns prennent soin, au quotidien, d’animaux rescapés ou « sauvés de la mort » au dernier moment dans des refuges paisibles, véritables sanctuaires dédiés à la protection des animaux.

Société
Publié dans le dossier
Le véganisme est-il un humanisme ?
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