Adresse aux braves d’aujourd’hui

La victoire de François Fillon à la primaire de droite replonge l’écrivain Patrice Robin dans la France des années 1970, avec ses notables et leur condescendance langagière.

Patrice Robin  • 7 décembre 2016
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Adresse aux braves d’aujourd’hui
© BERTRAND LANGLOIS / AFP

J’ai lu dans Politis que la victoire de François Fillon à la primaire de la droite a un parfum d’années 1930. Moi, c’est au début des années 1970 qu’elle me ramène, à mon adolescence dans l’ouest de la France, pas très loin de la Sarthe de Fillon. Un notable du gros bourg où j’ai vécu jusqu’à 18 ans, baron de son état, était client de la quincaillerie de mes parents. Le vendredi, jour de marché, pendant les vacances scolaires, je les aidais au rayon pointes, mission délicate qui me faisait dès la première pesée les mains noires et graisseuses. Le baron, du bout de sa fine canne, désignait celles qu’il désirait puis précisait _: « Cent cinquante grammes, mon brave »_, et ajoutait, une fois que je m’étais exécuté, un « combien vous dois-je ? » dont l’élégance et l’étrangeté, dans cette quincaillerie de campagne où le tutoiement et la rudesse étaient de règle, ont peut-être, qui sait, concouru à déclencher mon intérêt pour la langue et ma vocation d’écrivain.

Évidemment, le « brave » me restait un peu en travers de la gorge. Il s’y était carrément coincé une ou deux années plus tard quand, tenant prudemment d’une main une tasse en porcelaine emplie de thé et de l’autre une petite cuillère en argent, j’avais entendu la grand-mère de ma presque fiancée, fille et petite-fille de notables locaux, attribuer le qualificatif à mon père entre deux bouchées de macaron. J’avais même failli lâcher la tasse quand elle avait ajouté : « On me dit aussi que votre mère est une femme courageuse. »

Je ne sais pas pour qui mon brave homme de père et ma courageuse femme de mère, décédés tous deux, auraient voté à la prochaine élection présidentielle. Bien que petits commerçants, ils votaient, je crois, à gauche, parce que je leur avais dit que c’était mieux pour moi, dont l’emploi dépendait des subventions attribuées par l’État aux associations culturelles dans lesquelles je gagnais ma vie tout en écrivant. Leur servir le même argument me serait aujourd’hui difficile. Ce que je pourrais leur dire, en tout cas, c’est que je constate, en lisant le programme de François Fillon et de ses partisans, que nous sommes toujours pour eux de braves gens qui peuvent comprendre que supprimer l’ISF c’est permettre aux riches d’investir, donc d’employer les pauvres, que rétablir les allocations familiales pour les plus aisés c’est juste (ils font, certains électeurs de Fillon, Fillon lui-même, beaucoup d’enfants, ça mérite récompense, cette foi en l’avenir).

Je constate aussi que nous sommes toujours considérés comme courageux puisque capables d’accepter, ils n’en doutent pas, de travailler plus et plus longtemps. Je constate encore, cette fois grâce un post transmis par un ami facebookien, que, Fillon dixit, « pour bien gouverner, il faut être équilibré ». Comme cette déclaration est inscrite en haut à droite d’une photo sur laquelle François Fillon pose pour Paris Match devant sa très belle demeure sarthoise, décontracté et en famille, je suppose que c’est ça l’équilibre : une famille et la réussite (ceux qui ne sont pas équilibrés se reconnaîtront). Tout cela évidemment au service de la France (et des Français, donc, les vrais), par dévouement bien sûr, avec abnégation même, pourquoi pas, ce qui me ramène à ce début des années 1970 où j’avais entendu la mère de ma presque fiancée, dont l’industriel de mari se levait tôt le matin, dire : « Les ouvriers ne se doutent pas de tout ce qu’on fait pour eux. »

Ce qui a changé pour moi depuis les années 1970, c’est que je ne pèse plus les pointes mais écris des livres, et de ce fait consulte de temps à autre le dictionnaire, où l’on peut lire que « brave » signifie aussi « courageux au combat devant un ennemi », ce qui permet de sauter par-dessus « courageux » et de passer directement à « ennemi : personne hostile qui cherche à nuire ». Ce brave-là me va.

Patrice Robin Dernier ouvrage paru : Des bienfaits du jardinage, P.O.L, voir Politis n° 1410.

Publié dans
Tribunes

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