« Baccalauréat », de Cristian Mungiu : Mis à l’épreuve
Cristian Mungiu a obtenu le prix de la mise en scène au festival de Cannes 2016 pour Baccalauréat : un polar psycho-politique où l’examen de conscience s’étend bien au-delà de la candidate.
dans l’hebdo N° 1431 Acheter ce numéro
Le bac, mission impossible ? Ce doute qui taraude chaque lycéen se pose avec encore plus d’acuité pour Eliza (Maria Dragus). Elle vit dans une petite ville de Roumanie où sa moyenne atteint 19,5/20 et a été élevée dans l’idée de quitter ce pays en direction d’une grande université anglaise. Pourquoi partir ? Ses parents, Romeo (Adrian Titieni), chirurgien, et Magda (Lia Bugnar), bibliothécaire, sont revenus d’exil dans les années 1990 dans l’espoir de changer la Roumanie. C’est sur les ruines de cet espoir, anéanti par la corruption qui irrigue chaque rue, chaque couloir, chaque ligne téléphonique, qu’Eliza a grandi. Le projet de ses parents n’est plus de participer à la reconstruction mais de permettre à leur fille de s’échapper dans des contrées plus en phase avec leurs valeurs.
Plus que l’examen du titre, c’est une épreuve morale qui se joue dans le dernier film de Cristian Mungiu : jusqu’où Eliza et ses parents sont-ils prêts à aller pour qu’elle ait le bac ? Par quel compromis commence la compromission ? L’histoire se corse dès le début du film quand la jeune fille se retrouve traumatisée et le bras droit dans le plâtre à la suite d’une violente agression. Dans quelles conditions physiques et mentales va-t-elle passer l’examen ? Surtout, que faire pour qu’elle décroche le 18 de moyenne qu’elle dépasse d’habitude mais en dessous duquel la précieuse bourse pour -l’Angleterre lui échappe ? L’avenir de cette famille est suspendu à ses notes. C’est dire la pression qui pèse sur les épaules de cette jolie blonde, dont la grand-mère dit qu’elle a vécu dans un cocon jusqu’alors. La droiture et la loyauté inculquées par ses parents lui seront-ils des armes ou des handicaps ?
Cristian Mungiu a conçu son film comme un thriller psycho-politique. Il multiplie les plans où Romeo se déplace : en voiture, en écoutant de la musique classique, sa fille à l’arrière ou seul ; à pied, arpentant les lieux du crime ; la nuit dans un quartier improbable où il prend peur comme un enfant dans une forêt. Pas un cri, à peine un halètement, une cicatrice et un hématome : le drame se joue à mots couverts, à peurs contenues, à blessures masquées. Même le malaise que subit la grand-mère a lieu dans un calme relatif de catastrophe maîtrisée. La dispute qui s’ensuit entre le père et la fille dans la salle de bains se tient à voix basse. Et quand Eliza craque, c’est dans le secret de son lit. Cristian Mungiu trouve un ton, un passage pour que s’expriment la stupeur, les doutes, les non-dits, la gêne. Et c’est dans cet espace dégagé qu’il attise un fort degré de suspense en donnant l’impression qu’il permet de lire ce qu’on ne perçoit pas d’habitude. Lui-même ne s’interdit pas des ellipses qui épaississent le mystère : l’agresseur de Romeo s’évanouit, est-ce une menace réelle ?
La corruption en Roumanie est évoquée comme un système mais jamais complètement caractérisée. Certains parlent d’« entraide », d’autres de « services ». Romeo est honnête, intègre, c’est un animal moral qui a refusé de « s’adapter ». Il n’a jamais accepté aucune enveloppe, n’a jamais passé un coup de fil. Il n’y a qu’à voir comme il est maladroit à intervenir pour accélérer une greffe d’organes ou même trouver un rendez-vous chez un trop rare orthophoniste pour le fils de sa maîtresse. Le film démarre à ce moment précis où sa vie -bascule, le bac d’Eliza marquant le point de déséquilibre. C’est donc autant pour elle que pour lui et « ce pour quoi ils se sont battus » avec sa femmequ’il s’engage en terres hostiles.
Cette aventure de la conscience, Christian Mungiu parvient à la rendre physique en collant aux talons de Romeo comme Milou à Tintin ou Watson à Sherlock. La caméra se tient à l’horizontale, assez près de Romeo pour percevoir que, derrière son calme apparent et quelques essoufflements, il se débat comme un diable. Le regard porté sur les corps compte beaucoup dans ce film où la distance et la lumière diffusent comme un faisceau d’informations. Eliza a la peau laiteuse et les boucles dorées d’une princesse de livre d’images, des bras et des mines de petite fille mais la repartie d’une jeune femme autonome, qui enfile un blouson noir et enfourche une moto sans casque en sortant du commissariat où elle devait identifier son agresseur.
Dans cette scène si académique a priori, la violence suinte avec une acidité inédite. L’agressée est de dos, dans l’ombre, derrière une vitre teintée ouvrant sur des mines patibulaires surexposées. Mais un léger déplacement d’épaules laisse deviner ce qu’Eliza endure et que sa voix parvient à travestir.
Les détails forment un jeu de pistes dans Baccalauréat : les quartiers de pomme que Romeo découpe lentement, les vêtements que Magda empile, les billes que son copain flic, ancien camarade d’école, passe de vase en vase… Et les sentiments sont à prendre comme des faits : injustice devant le pavé qui brise la fenêtre ; impuissance devant l’enfant qui pleure ; rage devant le petit ami non conforme aux attentes parentales ; regrets devant la femme trahie ; panique devant l’honnêteté qui se brise comme un dernier rempart… Roméo est pris au piège, inquiété du dedans et du dehors. Christian Mungiu le filme comme aux prises avec une pieuvre invisible. Il est à la fois la proie et le détective, et Eliza la victime et la clé de l’énigme. L’enjeu pour elle ne consiste pas seulement à obtenir les meilleures notes au bac. Il lui faut aussi surmonter les violences qui lui sont faites en cultivant son esprit critique, pour se sauver elle, mais aussi ses parents et le renouveau démocratique qu’elle incarne par métaphore.
Baccalauréat Cristian Mungiu, 1 h 28.