« C’est l’Armée libre qui défend Alep »

Pour Brita Hagi Hasan, le « maire » d’Alep-Est, les jihadistes sont minoritaires au sein des rebelles. Mais la politique de terre brûlée et le silence international pourraient favoriser l’extrémisme.

Denis Sieffert  et  Mathieu Ait Lachkar  • 14 décembre 2016 abonné·es
« C’est l’Armée libre qui défend Alep »
© Ibrahim Ebu Leys/ANADOLU AGENCY/AFP

Nous avons pu rencontrer longuement Brita Hagi Hasan, de passage à Paris, le 7 décembre. Il est le chef de la municipalité d’Alep libre (l’équivalent du maire), un conseil élu par la population qui existe depuis mars 2013. À l’origine, ce conseil local avait pour mission d’assurer la continuité des services publics. Il fait partie d’un conseil régional rattaché au « gouvernement de la Syrie libre » et incarne une opposition modérée.

Qui sont aujourd’hui les rebelles dans Alep ?

Brita Hagi Hasan : Les révolutionnaires armés qui se trouvent à Alep sont en fait des civils qui ont été obligés de prendre les armes en réponse à la politique de répression menée par le régime depuis les révoltes de 2011. Parmi les révolutionnaires armés, il y a des avocats, des ingénieurs, des médecins, toutes sortes de personnes. J’ai, par exemple, un ami -ingénieur qui, un jour, a vu sa maison entièrement détruite avec femme et enfants sous les débris. Depuis, il a pris une arme pour rejoindre les révolutionnaires armés. C’est quelqu’un qui collaborait avec nous dans le conseil civil. La majorité de l’Armée libre est composée d’individus aux histoires comparables à celle-ci. Tous ont été contraints de prendre les armes pour cette cause. L’aggravation de la politique répressive du régime est l’aveu d’un échec à faire cesser la révolution et les demandes populaires.

Et les jihadistes ?

En ce qui concerne Daech, si on regarde un peu dans le passé, on se rend compte que les bombardements ont commencé en décembre 2013 à Alep, avec le largage du premier baril d’explosifs. Il y avait à l’époque deux millions d’habitants dans la partie libérée. Ce premier bombardement a commencé juste après que l’Armée syrienne libre (ASL) a chassé Daech d’Alep. Nous arrivons donc à cette conclusion que Daech a une relation organique avec le régime. Autre exemple : à la même période, Bachar Al-Assad a décidé de libérer un certain nombre de prisonniers, dont des détenus de la fameuse prison de Sednaya. Ce sont ces mêmes prisonniers qui ont créé des groupes se revendiquant d’Al-Qaïda. Tout cela montre la participation du gouvernement dans la création des groupes terroristes. À Alep, ils restent néanmoins faibles numériquement. Ceux qui défendent en vérité la partie libérée de la ville, et ce malgré le manque de ressources et les bombardements quotidiens, ce sont les combattants de l’Armée libre et personne d’autre.

Quelle est la relation entre le Front Al-Nosra [^1] et l’Armée libre ? Les jihadistes se montrent-ils hostiles ?

Il n’y a pas d’hostilité mais ils ne sont pas non plus contraints de coopérer. De toute façon, les jihadistes d’Al-Qaïda n’ont pas la force du nombre. Il y a des factions très diverses, même au sein de l’Armée libre [^2]. Il existe notamment une association de femmes qui a fait le tour de toutes les factions avec une pétition pour leur demander de s’unifier. Si on parlait vraiment d’Al-Qaïda, est-ce qu’ils accepteraient que des femmes fassent le tour de brigades avec une pétition pour demander l’unité ?

Quand les trêves à Alep étaient encore possibles, les civils redescendaient dans la rue pour manifester. Parmi eux, il y avait des femmes. D’autres femmes sont également présentes dans le comité exécutif de la communauté d’Alep que je préside.

Constate-t-on une forme d’oppression de la part d’Al-Nosra envers les femmes ?

Non, parce que les jihadistes sont insignifiants numériquement et qu’ils n’ont pas d’influence sur la population. Ils sont entre 200 et 300 sur environ 7 000 rebelles. Est-ce qu’il est juste de détruire toute une ville pour seulement 200 -personnes ? La plupart des martyrs sont des enfants et des femmes. Clairement, il y a sur ces sujets un mensonge et une propagande.

Mais, même si les jihadistes sont peu nombreux, ne sont-ils pas les mieux armés ?

De manière générale, même eux ont un niveau d’armement très faible. Ce sont des armes légères, et c’est pour ça que l’armée de Bachar a pu reprendre une grande partie de la ville. On vit actuellement une politique de la terre brûlée avec des avions syriens et russes dans le ciel et, au sol, des milices majoritairement étrangères. Il y a le Hezbollah libanais, mais aussi des -Iraniens, et même des Afghans. On peut dire que 90 % des forces terrestres qui combattent à Alep du côté du régime sont étrangères.

Les sept hôpitaux de la ville ont été bombardés, quelle est la situation sanitaire ?

Tous les hôpitaux sont hors service dans la ville d’Alep libérée. Un autre hôpital a été mis en service en dehors des hôpitaux bombardés, mais les moyens sont dérisoires. Toutes les blessures moyennes ou graves conduisent fatalement à la mort. Le régime, longtemps en échec pour faire cesser la révolution, a visé les infrastructures de vie. Quand on fait tomber un missile dans un quartier au hasard, les dégâts sont aléatoires, alors que, quand il tombe sur un hôpital, on est sûr de tuer beaucoup de monde. Les centres d’action civile, les secouristes, les écoles, les entrepôts et même les boulangeries sont visés.

Les jihadistes ne tentent-ils pas de retenir la population pour en faire des boucliers humains ?

Si les gens restent, c’est que le régime a refusé à plusieurs reprises des corridors sécurisés. De plus, toute la ville [Alep-Est, NDLR] est sous bombardements permanents. Comment faire pour rallier les zones du régime ? Quelques familles y sont parvenues. Cinquante mille personnes ont fui les combats qui ravagent Alep-Est pour rejoindre les zones du régime. C’est bien la preuve que personne ne les empêche de sortir. Maintenant, il faut s’interroger sur ce qui leur arrive ensuite. Tous ceux qui ont participé à un travail social, révolutionnaire, ou même à des activités non politiques, comme les secouristes, sont arrêtés et probablement exécutés. Tous les hommes entre 18 et 40 ans sont enrôlés dans l’armée régulière du régime. Comment peut-on avoir confiance dans ces zones ?

Il y a encore une semaine, des gens ont cru à ces couloirs sécurisés. Certains ont été bombardés pendant leur passage. C’est pourquoi nous demandons des corridors sécurisés sous supervision de l’ONU.

Comment voyez-vous l’avenir proche ?

Si la communauté internationale persiste dans son silence et que la Russie continue de soutenir le régime, l’extrémisme va naturellement augmenter. Si 30 000 enfants sont privés d’éducation, comme c’est le cas actuellement, il y en a parmi eux qui deviendront des extrémistes à leur tour.

Si Alep vient à tomber, ça ne voudra pas dire que c’est la fin de la révolution et que le régime aura gagné. Nous sommes dans une situation terrible à cause de la répression que le régime pratique à notre encontre, mais nous essayons aussi de nous débarrasser de ce fléau qu’est le terrorisme.

Est-ce que le régime a encore des forces qui lui sont propres, ou est-ce qu’il ne tient que grâce au soutien des Russes, du Hezbollah libanais et de l’Iran ?

90 % des forces au sol sont étrangères.

Est-ce qu’on peut imaginer que la Russie lâche Bachar Al-Assad dans un proche avenir ?

C’est possible. L’Iran est plus intéressé à soutenir Bachar que ne l’est la Russie, qui pourrait se passer de lui. Tout comme il serait possible, avec une trêve, que les civils et l’Armée libre chassent les combattants jihadistes.

[^1] Al-Nosra est devenu le Front Fatah Al-Cham depuis juillet 2016, rompant ainsi officiellement avec Al-Qaïda.

[^2] En plus du Fatah Al-Cham et de l’autre mouvement jihadiste, Ahrar Al-Cham, il existe une vingtaine de groupes rebelles.

Brita Hagi Hasan Chef de la municipalité d’Alep libre.

Monde
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