Dr Kpote : « Si tu parles d’amour, tu es un “canard” »
Animateur de prévention sur la sexualité auprès des 15-18 ans en Île-de-France, le Dr Kpote décrit une jeunesse à la fois consommatrice et victime d’une société hypersexualisée.
dans l’hebdo N° 1433-1434 Acheter ce numéro
Comment construit-on sa relation à l’autre dans un monde où la représentation de la sexualité est omniprésente ? Depuis une quinzaine d’années, le Dr Kpote fréquente les lycées et les Centres de formation d’apprentis (CFA) d’Île-de-France pour y faire de la prévention sur la sexualité, en plus de sa chronique mensuelle pour le magazine Causette. Sur le terrain, il côtoie des jeunes dont les préoccupations en matière de sexe et d’amour sont exacerbées par un environnement où tout est exposé, liké, partagé puis zappé.
Les enfants des soixante-huitards ont démarré leur vie sexuelle avec la menace du VIH en tête. Qu’est-ce qui occupe l’esprit des jeunes aujourd’hui ?
Dr Kpote : Je ne crois pas qu’il y ait un aspect qui se détache vraiment. Au contraire, ils sont débordés par l’information. Entre les séances de prévention qui s’accumulent dans les collèges et lycées, les messages qui se télescopent sur le Net, les réseaux sociaux, la sexualité devenue omniprésente… Aujourd’hui, même pour vendre une Fiat, la pub met du viagra dedans ! Les jeunes essaient de se débrouiller avec tout ça, à un âge où ils découvrent leur corps et leur relation à l’autre.
Dans l’une de vos chroniques, vous dites qu’après la génération X, puis Y, nous en serions à la génération Q. Est-ce que le porno a influencé les pratiques des jeunes ?
Génération Q, c’était plus pour la blague, mais il est vrai qu’aujourd’hui les jeunes disposent d’un très large panel de possibilités pour voir des scènes sexuelles. C’est toujours compliqué de faire la part des choses entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font, mais, à les entendre, oui, le porno les a influencés. Pas mal de filles me racontent que leur copain a envie de leur mettre des claques sur les fesses. Ça fait désormais partie des pratiques, alors qu’à mon époque on n’y aurait jamais pensé !
Idem pour la fellation : de plus en plus de jeunes semblent commencer leur vie sexuelle par là. Au départ, c’est parce qu’on disait que c’était plus sûr par rapport au sida. Aujourd’hui, c’est parce qu’elle est omniprésente dans la pornographie, très visuelle, et qu’elle n’est plus considérée comme un acte sexuel à part entière. Nous, on travaille là–dessus en disant que c’est déjà une pénétration, et que ça n’est pas rien. On ne peut pas minimiser un acte qui n’est pas facile à accomplir, que l’on soit un homme ou une femme.
Le consentement est un thème central dans vos animations. Pourquoi avoir mis l’accent là-dessus ?
Parce que c’est une notion extrêmement floue et que les 15-18 ans sont à un âge où les désirs peuvent prendre le pas. L’idée de départ, c’était de travailler sur l’envie et les limites. Les deux partenaires ont-ils les mêmes désirs ? Le consentement n’est pas toujours clairement formulé, et les réactions peuvent être mal interprétées par l’autre. Le risque est de tomber dans la violence sexuelle.
Quand j’en parle, des élèves me disent : « Monsieur, on ne va pas faire une vidéo en demandant à l’autre de dire à la caméra qu’il est consentant ! » Bien sûr que non ! Il faut arriver à verbaliser ces doutes, ce qui peut passer par de petites choses. Un simple « ça va ? T’es sûr(e) ? » suffit. C’est un moment où je scrute la réaction des élèves, particulièrement celle des filles, beaucoup plus touchées par ces questions. Mais le consentement chez les hommes est aussi un sujet important. Est-ce que les garçons sont consentants ou prisonniers du personnage qu’ils doivent camper ? Celui du mec qui assure, toujours prêt et qui bande sur commande.
Il existe tout un tas d’applications qui permettent de rencontrer quelqu’un : Tinder, Grindr, Happn… On a l’impression que l’amour est devenu une marchandise comme une autre. Que reste-t-il du romantisme ?
Les adolescents que je vois n’utilisent pas les sites de rencontres. Ils draguent beaucoup plus via les réseaux sociaux : Facebook ou Twitter. Par ailleurs, je ne crois pas que ce soit une période très « fleur bleue ». Tu te masturbes le soir planqué dans ton lit, tu as des fantasmes un peu délirants… Aujourd’hui, si tu parles d’amour, tes copains te traitent de « canard [^1]». Cependant, ils n’ont pas non plus des comportements purement consuméristes. Je crois que c’est un âge où l’on parle beaucoup et n’agit pas tant que ça. À la fin, restent les peurs, les tabous, les inquiétudes.
Ces tabous et ces peurs, quels sont-ils ?
La plus grosse peur, c’est la réputation. Ça a toujours existé, mais cette crainte s’est décuplée. Ils ont peur d’être « tricards » [repérés, NDLR] sur les réseaux sociaux. On nage en plein Big Brother et ils se sont bien fait avoir avec ça. Il m’est arrivé de rencontrer des filles qui avaient envoyé par SMS des photos un peu aguichantes, qui ont ensuite été balancées à tout le lycée… Dans le même esprit, un garçon s’était fait piéger par ses camarades. Ses « potes » lui avaient fait croire qu’une fille du quartier était amoureuse de lui. Ils lui écrivaient via un numéro masqué, avant de lui demander une photo de son sexe… qui s’est retrouvée sur tous les téléphones de la classe.
Vous êtes parfois contraint de changer l’intitulé de vos animations pour ne pas créer de polémique à l’avance. Le tabou religieux s’est-il accentué ces dernières années ?
Il faut bien voir que nous connaissons un contexte de retour des valeurs morales et conservatrices. De Trump à Fillon, la parole religieuse prend énormément de place dans les débats. Cependant, je ne saurais dire si le tabou s’est « accentué » ou non, car ce constat est en partie lié au regard que nous portons sur ces sujets. À un moment, on a trop été dans le frontal. On a adopté des lois très dures, comme l’interdiction de porter des signes religieux ostentatoires à l’école, visant, bien entendu, le port du voile. On s’est mis à brandir la charte de la laïcité à tout bout de champ, et ce discours a créé en réaction une radicalité de façade plus que réelle.
Maintenant, quand je débarque dans une classe et que des élèves refusent de parler de sexualité parce que c’est « péché », j’ai appris à moduler mon propos : « OK, je ne vais pas parler forcément de sexualité, mais plutôt de relation à l’autre, ça vous va ? » Et là, d’un coup, tu désamorces la chose. Bien souvent, ce sont les élèves les plus réfractaires qui finissent par te poser les questions les plus concrètes.
Vous dites aussi que, fait nouveau, la pression religieuse provient également des filles, qui adoptent un modèle de vertu et excluent celles qui ne s’y plieraient pas…
Il est clair que les filles ne sont pas tendres entre elles. Certaines surjouent une posture pendant deux heures et, à la fin, vont prendre des capotes en disant : « C’est pour mon frère. » Mais je crois aussi qu’elles sont contraintes d’adopter ce comportement parce qu’elles sont beaucoup plus surveillées que les garçons ! Religion ou pas, c’est toujours plus compliqué pour une fille.
Comment expliquer que le discours féministe n’ait pas pénétré les salles de classe ?
L’une des raisons, c’est qu’il y a une méconnaissance de l’appareil sexuel et de la sexualité des femmes qui frise le ridicule. Pendant des années, les planches anatomiques, tristes à en pleurer, n’ont pas fait apparaître le clitoris. On en voit les conséquences : quand tu parles de masturbation masculine à une classe, les mecs connaissent tous le geste, le reproduisent et déconnent. Quand tu parles de masturbation féminine… Silence ! Ou alors : « C’est dégueulasse. » Mais les choses sont en train de changer. Il y a de plus en plus de jeunes profs engagés sur ces questions. De l’autre côté, j’ai l’impression que les filles ont davantage envie d’exister.
Auprès des garçons, comment c’est accueilli ?
Plus difficilement ! C’est logique : ils sont bousculés dans leurs vieux réflexes patriarcaux. Dans les classes, quand ils parlent, les filles doivent écouter. Le fait que je sois un homme me permet, en animation, de ne pas les pointer du doigt. Je commence toujours en disant : « Nous, les mecs »… Ensuite, on s’interroge : comment être viril sans être castrateur ? Comment exister en tant que mec tout en laissant la place aux femmes ?
D’ailleurs, dans vos animations, vous faites toujours attention à n’exclure personne : hétéro, homo, bi…
Oui. Tout le temps. Je parle très peu d’homosexualité, je l’intègre d’office. Quand un garçon me pose une question, je lui dis : « Imaginons que tu es avec ton copain ou ta copine… » Il y en a que cela choque : « Oh, là, Monsieur, j’ai pas de copain, moi ! » Dans ce cas, je vais lui parler comme à un hétéro. Mais, sitôt que l’on passe à un autre élève, j’intègre de nouveau cette orientation sexuelle. Certains animateurs utilisent le terme de « partenaire », qui englobe le féminin et le masculin. Je préfère être plus explicite.
Où en est-on en ce qui concerne l’homophobie dans les classes ? Récemment, une campagne de prévention du sida montrant des homosexuels a fait polémique…
Il y a beaucoup de propos homophobes. Je dis bien « propos », car je doute qu’un gamin de 15-16 ans soit véritablement homophobe. Certaines paroles peuvent être répétées par effet de groupe. N’oublions pas que des adultes ont tenu des propos ultra-violents sur l’homosexualité. Entre autres, La Manif pour tous. Malgré cela, les choses évoluent. L’homosexualité s’affiche petit à petit dans les cours de récré, même si c’est une certaine forme d’homosexualité qui est acceptée. C’est ce que j’appelle le « pédé homologué ». Autrement dit, le « pédé sympa ». Celui qui ne va pas dans les toilettes en même temps qu’eux, qui n’a pas de gestes trop entreprenants, bref, qui sait garder ses distances.
Globalement, on a le sentiment que les préoccupations des jeunes n’ont pas tellement évolué…
Non, mais elles sont exacerbées par leur environnement. La sexualité des jeunes n’a jamais été autant scrutée. Comme s’ils représentaient à eux seuls la société.
[^1] En argot, se dit de celui ou celle qui est en couple. En langage jeune, garçon totalement soumis à sa petite amie au point d’en oublier le reste.