Fil de fer et fil de l’eau
Esquif réunit dix-huit musiciens et trois artistes de cirque pour un spectacle hybride sur les déséquilibres du présent.
dans l’hebdo N° 1431 Acheter ce numéro
Présentes dans les médias depuis de nombreux mois, les frêles embarcations venues de la Méditerranée accostent enfin sur les scènes françaises. Dans La neuvième nuit, nous passerons la frontière, par exemple, Marcel Bozonnet imagine avec l’anthropologue Michel Agier une forme mêlant krump [^1], recherche scientifique, musicale et sonore, et témoignages filmés pour interroger les peurs provoquées par le réfugié. Pour renverser les points de vue et faire de ce dernier non plus un marginal mais une figure centrale du monde de demain. Un parti pris que l’on retrouve dans Nkenguegi, dernier volet d’une foisonnante trilogie de Dieudonné Niangouna, lui aussi résolument hybride et fragmentaire.
Esquif ne vient donc pas de nulle part. Issu de la rencontre entre le Surnatural Orchestra et le cirque Inextremiste, ce spectacle n’a guère besoin d’autres mots que celui du titre pour dire de quelle réalité s’inspirent les vingt et un artistes qui le composent. Au sens propre comme au figuré.
Debout sur une planche en équilibre sur deux bouteilles de gaz, Hanno Baumfelde donne d’emblée l’esprit du dialogue qui unit le big band, les deux circassiens d’Inextremiste et la -fildefériste Tatiana-Mosio -Bongonga. Pas de détours qui vaillent sur un esquif. Mi-sérieux mi-clownesque, le musicien se lance sans filet dans les plates-bandes du cirque à travers une pseudo-conférence brouillonne sur les rapports entre artistes et public. Il joue la confusion avec brio et finit par prendre les spectateurs à partie.
Dans ce spectacle, l’hybride est la base d’un échange où chaque discipline puise les conditions d’un renouveau. Au risque de perdre pied. Esquif n’est pas une pièce du naufrage, mais de l’équilibre précaire qui précède ou suit la chute. Une pièce où, par la grâce d’un jazz tantôt tendre tantôt survolté et d’acrobaties volontiers absurdes, l’espoir de ne pas tomber rejoint l’effort de reconstruire.
Sans nier la catastrophe, le Surnatural Orchestra et le cirque Inextremiste en font une poésie aux matériaux bruts et aux muscles tendus. Comme dans Nkenguegi, la tragédie méditerranéenne actuelle est pour eux le point de départ d’une succession d’images fortes et d’équilibres au-dessus de vides de nature diverse, aussi bien politique et sociale qu’artistique. Grâce à l’humour clownesque impulsé par Hanno Baumfelde à tous ses compagnons, la mise en abyme d’Esquif échappe à toute lourdeur. Face aux tragédies du monde, cirque et orchestre de jazz se remettent en question, sans oublier leur fonction première : la transformation du réel en un événement collectif et ludique.
Rendu célèbre dans le milieu du cirque par le spectacle Extension (2014), l’univers post-industriel du cirque Inextremiste donne au chœur d’Esquif l’allure d’un groupe de résistants à la déprime contemporaine, causée par la disparition des grandes utopies et le poids du capitalisme. Tous juchés sur une bouteille de gaz en guise de véhicule, circassiens et musiciens revisitent des numéros classiques d’équilibre et en inventent de nouveaux. Comme dans l’un des plus beaux tableaux de la pièce, où, rassemblés sur une plateforme en bois qu’ils ont construite eux-mêmes, vingt artistes se retrouvent poussés par l’air d’une hélice électronique géante portée par le vingt et unième.
Radeau de la méduse de bric et de broc, l’installation tient le temps d’un morceau. De cinq minutes de joie en pleine tourmente. Centrale dans Esquif comme dans toute formation de jazz, l’improvisation donne à l’ensemble une énergie qui ne retombe qu’à de rares moments. Il faut dire que le Surnatural Orchestra a l’habitude des croisements avec le cirque. Depuis sa rencontre avec la compagnie Les Colporteurs en 2009, l’orchestre se frotte en effet régulièrement aux arts de la piste. La belle traversée d’Esquif a beau être pleine de risques, elle est le fruit d’une longue préparation.
[^1] Danse urbaine née à Los Angeles dans les années 1990, mélange de capoeira, de danse africaine et de hip-hop.
Esquif, du 3 au 11 décembre au Cirque-théâtre d’Elbeuf (76), du 6 au 15 janvier 2017 à l’Espace cirque d’Antony (92). Le 16 mars au Dieppe Scène nationale (76).