Ils ont récupéré leur usine
dans l’hebdo N° 1431 Acheter ce numéro
Dita : une lutte devenue symbolique
À Tuzla, dans l’est de la Bosnie, région sinistrée par la guerre et la désindustrialisation, l’usine de détergents Dita est devenue un symbole.
Au cœur d’une crise sociale particulièrement brutale, 74 travailleurs sont parvenus à arracher en mars 2015 le droit de reprendre la production en autogestion. Leur combat a débuté en 2011 par une grève pour réclamer le versement de plusieurs mois de salaires non payés. Ils ont ensuite dû bloquer le site pendant deux ans après la fermeture de l’usine pour éviter son démantèlement : l’ancien propriétaire l’avait hypothéquée pour contracter un prêt qu’il n’a jamais honoré. Il leur a enfin fallu batailler pendant quatre ans en justice pour être autorisés à produire de nouveau. Ils ont fini par reprendre les commandes d’une usine dans un état déplorable, pour commencer à réamorcer une activité.
« Le premier mois, nous avons travaillé 24 h sur 24, sans même en tirer de quoi nous nourrir », raconte Emina Busuladzic, responsable de la recherche chez Dita et principale animatrice du mouvement. Une première commande d’une importante chaîne de supermarchés a finalement permis la commercialisation d’une marque de produit vaisselle. La mobilisation des consommateurs, sensibilisés par la médiatisation de la lutte, a fait le reste.
L’usine ouverte en 1975, qui employait jadis jusqu’à 800 personnes, tourne aujourd’hui à 10 % de sa capacité. Chacun des 74 travailleurs se paye au salaire minimum, environ 170 euros par mois, et le paiement des cotisations sociales leur ouvre désormais le droit à l’assurance maladie et à la retraite. Huit anciens salariés ont ainsi pu partir à la retraite depuis la relance de l’activité. Mais, avec dix-huit emprunts sur le dos contractés par l’ancien propriétaire, Dita reste tributaire d’une banque qui possède le terrain et l’usine, et les a déjà placés cinq fois en vente. Sans succès.
Sans financier ni fonds de roulement, l’usine est également contrainte d’interrompre la production trois mois sur six, en attendant d’être payée par les distributeurs pour acheter les matières premières de la production suivante.
« Nous faisons énormément de sacrifices en réservant systématiquement des bénéfices pour essayer d’investir, afin de lancer trois lignes de production qui nécessitent des réparations, précise Emina. Nous essayons de nous débarrasser des banques, car nous sommes convaincus que nous pouvons réussir par nous-mêmes. »
Cet espoir, encore fragile, a joué un rôle important dans le mouvement des « plénums », ces assemblées citoyennes qui ont éclos à Tuzla et dans toute la Bosnie début 2014. Cette lutte emblématique est désormais protégée par son aura et par la peur des autorités de voir finir les produits chimiques de l’entreprise dans la nature.
VioMe : Dépasser le marché
Lorsque les 23 travailleurs de l’usine VioMe ont décidé de redémarrer une activité en autogestion, il n’était ni possible ni souhaitable de reprendre la fabrication de matériaux de construction, aussi coûteuse que polluante. Contraints à la sobriété, ils ont donc lancé une production de savons bio, en pariant sur la conscience politique des consommateurs. VioMe vend donc ses savons et lessives dans les centres sociaux et les lieux autogérés, et fournit un camp de réfugiés de la région. Les travailleurs parviennent à se payer environ 360 euros mensuels, soit l’équivalent de l’assurance chômage (qui ne dure que six mois en Grèce).
VioMe est devenue une des icônes du mouvement naissant des usines récupérées en Europe, bien qu’elle traverse des heures délicates. Elle a en effet été mise en vente à plusieurs reprises par sa tutelle judiciaire, sans succès. « Lorsqu’Alexis Tsipras est venu nous voir en 2013, il nous a dit : “Tenez bon, car vous êtes le premier pilier d’un nouveau système.” Mais, quand il est arrivé aux affaires, il a abattu tous les piliers un par un », soupire Dimitris, amer. « Je pense que les vrais héros ne sont pas ici, insiste Giorgios. Ce sont nos familles et les gens qui nous soutiennent dans l’ombre. Nous n’aurions jamais été capables de faire cela sans eux. »
Rimaflow : Un village de « l’autre économie »
Un matin de 2012, les ouvriers de l’usine de pièces automobiles Maflow, en banlieue de Milan, ont récupéré les 30 000 m2 de locaux vides. Mise en faillite par un montage financier douteux, l’entreprise avait été rachetée pour une bouchée de pain par un repreneur polonais dont la seule ambition était de délocaliser les machines.
Ayant perdu cette bataille, les ouvriers et leurs soutiens n’ont pas voulu déposer les armes. Ils ont investi l’immense friche pour en faire un centre dédié à « l’autre économie ». La Maflow devenait Rimaflow. Un restaurant y sert chaque midi 35 repas. Ses immenses hangars accueillent des artistes, des charpentiers et des travailleurs indépendants, qui versent une somme au pot commun en fonction de leurs moyens. Un atelier de recyclage de matériaux électroniques génère un petit revenu et fournit les écoles locales en ordinateurs.
Au total, 80 personnes travaillent dans cette « usine ouverte » qui accueille également un studio de répétition, des concerts, un garage pour caravanes et camping-cars et une coopérative de consommateurs bio et responsable. À la suite d’une décision de la mairie interdisant à Rimaflow d’accueillir du public extérieur, le marché aux puces et la salle de fitness – qui faisaient pourtant un carton – ont dû s’arrêter en juin 2015.
Trois ans et demi après le démarrage du projet, les 12 travailleurs qui pilotent le projet (dont une moitié environ d’anciens ouvriers de la Maflow) se payent 700 à 800 euros par mois. Ils travaillent 7 heures par jour avec une heure de pause, et toutes les décisions importantes sont prises par l’assemblée générale, qui se réunit une fois par mois. Depuis un an, chacun a signé un contrat de travail qui lui ouvre des droits sociaux. « Je me dis que nous avons atteint notre but lorsque je vois mes anciens collègues qui sont encore au chômage aujourd’hui », sourit Massimo, ancien soudeur aux trois-huit.
Le propriétaire des lieux, la banque Unicredite, ferme pour l’heure les yeux, bien contente que son usine ne soit pas abandonnée aux mauvaises herbes et aux pillards. L’équipe de Rimaflow continue donc de remuer ciel et terre pour tisser une multitude d’activités qui feront vivre le lieu et ses travailleurs. Comme le recyclage du plastique, grâce à une machine inventée par un membre du comité de soutien, ou un centre de santé avec des médecins volontaires. « Nous sommes fragiles et un peu isolés, car il n’y a pas d’autres usines récupérées en Italie. Mais si on dit que les chats ont sept vies, moi je dis que Rimaflow en a neuf ! », s’esclaffe Macimo.
Pour en savoir plus : www.rimaflow.it
Campichuelo : autogestion et performance
L’imprimerie de Campichuelo est l’une des plus anciennes coopératives argentines. Récupérée en 1992 par 43 ouvriers (sur 130), elle a évité la faillite de justesse dans les années 2000 en nivelant les salaires pour investir dans des technologies de pointe. Elle a surtout trouvé la rentabilité en faisant évoluer son modèle d’autogestion, pour intégrer une trentaine de jeunes embauchés au gré des départs à la retraite. « Nous avons créé une commission de jeunes pour qu’ils puissent parler de leurs problèmes, témoigne Hugo Cabrera, ancien ouvrier aujourd’hui retraité et dirigeant syndical. Beaucoup sont devenus leaders lorsqu’ils ont pu exprimer leur point de vue. »
Désormais, les assemblées générales des soixante salariés ne désignent plus de délégués mais choisissent une stratégie d’entreprise. « C’est extrêmement exigeant, mais cela nous rend plus efficaces, assure Hugo Cabrera. Finalement, cela a accéléré notre progression. »
Scop-Ti et la fabrique du sud : cause commune
Deux coopératives sœurs sont en train de se rapprocher dans le sud de la France. D’un côté, Scop-Ti, usine récupérée de thé et d’infusions, sise à Gémenos (Bouches-du-Rhône), qui commercialise les marques 1336 et Scop-Ti ; de l’autre, la Fabrique du sud et ses 23 salariés-coopérateurs, qui ont lancé depuis Carcassonne (Aude), en avril 2014, leur marque de glaces, La Belle Aude.
Les deux coopératives partagent l’ambition de produire à l’échelle industrielle des produits bio et de qualité, à destination notamment de la grande distribution.
La première vend surtout en hiver, la seconde ne vend quasiment qu’en été. Elles ont donc décidé de partager le coût de l’énorme travail de démarchage commercial nécessaire au référencement de leurs produits dans les supermarchés. « Ce sont des prémices, mais nous avons mis à l’essai une mutualisation de la force commerciale », explique Gérard Cazorla, du côté de Scop-Ti. « L’idée, à long terme, serait de créer une coopérative de commercialisation, voire des espaces de stockage et de vente en commun », détaille Michel Mas, de l’association « Les Amis de la Fabrique du sud », qui a soutenu le projet de reprise d’activité.