« L’alternative à “l’uberisation”, c’est nous ! »

Entre « l’indépendance » qui précarise et le salariat qui enferme, le mouvement coopératif propose une troisième voie : l’entrepreneuriat coopératif. Reportage à Nantes.

Erwan Manac'h  • 21 décembre 2016 abonné·es
« L’alternative à “l’uberisation”, c’est nous ! »
© Marc Roger

Travailler sous les ordres d’un patron dont ils ne partagent pas les vues, ils ne s’en sentaient plus capables. Jérémie voulait fuir l’ambiance machiste de certains chantiers. Marine s’ennuyait dans sa vie de bureau et vivait mal le stress d’un management inflexible. « J’avais besoin de me prouver que j’étais capable de me lancer. C’était un rêve de gosse », assure la jeune créatrice de 26 ans, campée derrière une rangée de bijoux faits main sur le marché de Noël alternatif installé en plein cœur de Nantes. « Nous voulions être maîtres à bord, vivre de notre savoir-faire et être en cohérence avec nos convictions », ajoute Hélène, la trentaine, installée dans une alvéole de sa plateforme de « coworking ».

Tous trois ont donc choisi de créer leur emploi, suivant une tendance de fond. Entre 2003 et 2014, le nombre d’entre-prises unipersonnelles a en effet doublé pour atteindre 2,6 millions, notamment du fait de la création du statut d’auto-entrepreneur en 2009 [^1]. Mais les promesses du « tous entrepreneurs », synonymes de précarité, ne les faisaient pas rêver. Jérémie, Marine et Hélène se sont donc tournés vers le statut d’entrepreneur-salarié. Suivant le principe du portage salarial, ils versent leurs bénéfices à une société qui supervise leur comptabilité et leur paye un salaire avec cotisations, ce qui leur ouvre des droits à une protection sociale. Depuis une vingtaine d’années, les coopératives d’activité et d’emploi (CAE), reconnues officiellement dans la loi depuis 2014, déclinent ce principe avec un accompagnement pour les premiers pas de l’entrepreneur. Elles abritent aujourd’hui 7 000 « entrepreneurs coopératifs », dont un quart sont âgés de moins de 35 ans.

À Nantes, Ouvre-Boîtes 44, CAE créée en 2003, est accessible à tous types de projet, de la comptabilité à la traduction en passant par l’artisanat. « L’alternative à “l’uberisation”, c’est nous ! »,s’exclame Odile Le Meil, depuis son bureau au 25e étage du Sillon de -Bretagne, une tour du nord de la ville. Elle gère Coop chez vous, petite sœur d’Ouvre-Boîtes dédiée aux services à la personne, qui couve une -trentaine d’entrepreneurs, de jardiniers, d’assistants informatiques, d’aides à domicile, etc.

« On vaut mieux que ça »

C’est une déferlante qui a débuté face caméra, le 24 février dernier. Alors que le mouvement social contre la loi travail commence à embraser le pays, 11 ­youtubeurs et groupes de vidéastes lancent un appel à la prise de parole collective, derrière le mot d’ordre « On vaut mieux que ça ». Le résultat dépasse toutes leurs espérances : « Ça nous a éclaté à la gueule, se souvient Ludo, de la chaîne YouTube “Osons causer”, qui a participé à l’opération. Nous étions loin d’imaginer l’étendue de la souffrance. Nous avons eu des milliers de témoignages dans toutes les branches professionnelles, avec des problèmes très variés. Tout cela a éclaté aux yeux de tous grâce au numérique ! »

Après neuf mois d’activité et des milliers de témoignages recueillis, l’équipe ­d’animation de la plateforme a annoncé le 15 novembre qu’elle cessait de mettre en forme et de publier de nouveaux textes, malgré l’afflux continu, par manque de temps. Elle laisse une somme inégalable de récits profonds, sensibles et percutants sur les souffrances et les humiliations quotidiennes de la génération El Khomri.

À lire sur www.onvautmieux.fr

De son observatoire, Odile Le Meil ne perçoit pas encore les ravages de la fameuse application Uber, qui fait travailler des chauffeurs à la course sans intermédiaire ni cadre légal, et qui est suivie par des modèles similaires dans toute une série de services (hôtellerie, bricolage, artisanat, conseil juridique, etc.). Mais elle témoigne en revanche des dégâts déjà anciens causés par un goût immodéré pour la micro-entreprise. « Beaucoup de gens se lancent seuls, sans cadre ni compétences, et sans même avoir conscience des difficultés qui les attendent. Bien souvent, ils se bradent en pratiquant des prix bien bas qui ne représentent pas la valeur de leur travail. » Elle croit toutefois aux vertus de l’entrepreunariat lorsqu’il s’inscrit dans une coopérative. « Nous nous adressons à un public fragile, éloigné de l’emploi, voire en rupture avec le monde du travail. Et c’est très impressionnant de les voir retrouver la confiance lorsqu’ils démarrent une activité à leur compte », raconte-t-elle.

Après trois ans sous couveuse, les entrepreneurs doivent devenir sociétaires d’Ouvre-Boîtes en prenant une part dans la coopérative. Une dizaine d’entrepreneurs environ font ce choix chaque année. Les autres, une cinquantaine, retournent à des statuts plus classiques ou abandonnent avant cette date. À l’échelle nationale, 41 % des entrepreneurs salariés en CAE sont encore en activité après trois ans. Car ce choix reste coûteux à court terme, bien que sécurisant à long terme. « La première année, on gagnait 34 euros par mois. Puis 100 la seconde année, ce qui fait tout de même le triple », plaisantent Hélène Ménard et Pauline Dorillon, la trentaine, installées autour d’un café dans un étroit bureau du Solilab, hangar reconverti en centre de l’économie sociale et solidaire. Les deux collègues enthousiastes se sont lancées en 2013, « sans aucune connaissance du monde de l’entreprise », et vendent aujourd’hui des interventions aux collectivités, associations ou entreprises pour « faire vivre l’intelligence collective » et favoriser la participation (l’empowerment, selon le terme anglais).

Après trois ans d’activité, le salaire brut moyen des entrepreneurs-salariés en CAE est de 1 138 euros, note la fédération Coopérer pour entreprendre [^2]. Un chiffre à mettre en regard avec le statut des auto-entrepreneurs, dont seulement 10 % se payent au Smic après trois ans d’existence.

À Nantes, Ouvre-Boîtes compte aujourd’hui 52 sociétaires et se diversifie. On y trouve par exemple une activité de livraison à vélo – démontrant qu’il existe une -alternative aux plateformes comme Deliveroo ou Take Eat Easy, qui a fait faillite l’été dernier en laissant 4 000 livreurs sur le carreau en Europe. La logique des espaces partagés, ou de « coworking », est aussi étendue à d’autres métiers que ceux de designers, artistes, architectes et professions intellectuelles. Une cuisine partagée a ainsi vu le jour il y a deux ans, portée par l’association Pépigo. Avec l’appui de son mari, Sabiha Radjai s’est lancée il y a trois ans dans la confection de pâtisseries orientales allégées en graisses. « Ouvre-Boîtes nous a permis de dépasser l’énorme barrière administrative, que beaucoup ignorent, et de nous construire progressivement », observe le couple derrière son étal du marché de Noël alternatif. Et s’ils ne dégagent pas, pour l’heure, un véritable revenu, ils affichent un sourire radieux. « L’important, ce n’est pas le chiffre d’affaires, c’est que le client soit content. Il faut qu’on trouve notre place, assure Sabiha_. Et si cela ne marche pas, j’aurai les allocations-chômage. »_

« Ce sont toujours des projets de vie que nous accompagnons, pointe Thierry Rousselot, chargé d’accompagnement et de communication à Ouvre-Boîtes. Beaucoup arrivent à un moment de rupture, après avoir accumulé des frustrations. Ils recherchent du sens, avec le désir de se réaliser dans leur travail. » Mais cette dimension est encore peu reconnue, déplore Hélène : « Depuis l’école, le seul modèle qu’on nous propose est de devenir salarié. A contrario, l’idée d’entreprise n’est conçue que comme un business destiné à “faire le plus d’argent possible”. »

C’est cette logique qu’Ouvre-Boîtes veut prendre à contre-pied. Depuis trois ans, avec des groupes d’une dizaine de jeunes de 16 à 18 ans, la CAE crée chaque été des -coopératives pour de petits services. Inspirées d’un concept très répandu au Québec, ces « coopératives jeunesse de service » répondent à une attente des ados, trop vieux pour « l’occupationnel » des MJC, mais trop jeunes pour trouver un travail. « Cela nous permet de les accompagner dans la quête d’autonomie et de les familiariser avec l’entrepreneuriat coopératif. Ils apprennent en faisant. Le but n’est pas de gagner de l’argent », détaille Simon Careil, en charge du projet pour Ouvre-Boîtes. Une formule de « mini-coop », dans le même esprit, est aussi proposée pour tenter de « provoquer un déclic » chez des jeunes dont l’insertion professionnelle est au point mort.

Tous louent donc l’entrepreneuriat coopératif comme un moyen de « dépasser l’alternative entre le travail salarié subordonné et le travail indépendant précarisé ». Mais il n’est pas présenté comme une solution miracle, notamment pour les plus fragiles économiquement. Certaines CAE, parmi un réseau qui en compte aujourd’hui 74, y voient en revanche un moyen de « faire société » autrement [^3], avec en arrière-fond l’idée d’accompagner la fin du salariat. Les uns défendent la création d’un revenu universel offrant à chacun la possibilité de « se réaliser » dans l’entrepreneuriat coopératif. Les autres croient davantage en une forte réduction du temps de travail. Les CAE symbolisent en tout cas l’émergence d’un nouveau rapport au travail. Sans doute encore avec un temps d’avance.

[^1] Observatoire de la BPCE.

[^2] Rapport « Génération CAE », Coopérer pour entreprendre, mai 2016.

[^3] Coopaname, Oxalis, Grands ensemble, Vecteur Activités et SMart.

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