Mélenchon : Le sens d’un programme
Politis a demandé à quatre acteurs engagés du monde social et écologique de commenter le projet de Jean-Luc Mélenchon pour la présidentielle.
dans l’hebdo N° 1432 Acheter ce numéro
Rupture de stock, même à la Fnac. Ils étaient inquiets, les Insoumis, de ne pas trouver le livre qu’ils étaient censés vendre lors d’une opération sur 1 000 points de vente le week-end dernier. Les 50 000 premiers exemplaires du programme de Jean-Luc Mélenchon, L’Avenir en commun (Seuil, 3 euros), publié le 1er décembre, sont partis comme des petits pains. La semaine dernière, le livre atterrissait à la 8e place du classement de Livres Hebdo, derrière Blake et Mortimer ou Harry Potter, et au coude à coude avec le livre d’un autre outsider de 2017, Révolutions, d’Emmanuel Macron (6e place).
Alors que la primaire du PS ressemble de plus en plus à un casting sans fin, c’est le premier véritable programme publié à ce jour à gauche. Inspirées par –« L’Humain d’abord » (le projet du Front de gauche en 2012) et fignolées par l’économiste Jacques Généreux et la juriste Charlotte Girard, ses 300 propositions sont un « work in progress » : des livrets thématiques, issus d’un travail collaboratif, devraient venir enrichir ce « squelette » déjà bien en chair.
Qu’y trouve-t-on ? « Tout commence par la reconquête de notre indépendance, écrit Jean-Luc Mélenchon en introduction. Cette Europe-là, soit on la change (plan A), soit on doit la quitter (plan B). » Une Europe plus démocratique et moins austéritaire : un préalable qui permettra à la France mélenchoniste de se déployer. Avec d’abord une grande réforme des institutions (mise en place de la 6e République, droit de vote à 16 ans, possibilité de révocation des élus, élection des députés à la proportionnelle…). Côté économique, il faudra compter avec le « protectionnisme solidaire » et la « planification écologique » : abrogation de la loi El Khomri, mise en place d’un salaire maximum, incitation aux 32 heures hebdomadaires, augmentation du Smic à 1 326 euros net, retraite à 60 ans, sortie du nucléaire et du diesel… Côté sociétal, on trouve, en vrac, l’abolition de la prostitution, la restauration de la police de proximité, le remboursement à 100 % des soins, la légalisation du cannabis, la scolarité obligatoire jusqu’à 18 ans… Versant international : l’harmonisation fiscale et sociale dans l’Union européenne ainsi que la sortie de l’Otan, du FMI et de la Banque mondiale sont au menu.
Mais tout cela est-il possible ? Et même souhaitable ? Nous avons demandé à quatre acteurs engagés du monde social et écologique de décortiquer L’Avenir en commun. Chacun entre dans ce débat avec sa culture et sa part de subjectivité. Tous en soulignent les avancées, mais aussi les imperfections. Gageons que Jean-Luc Mélenchon et son équipe sauront y trouver matière à nourrir le débat.
Verbatim
Thomas Coutrot Économiste.
Il y a plusieurs manières de commenter le programme économique d’un candidat de gauche. On peut se féliciter de certaines mesures inventives : par exemple, la « tarification progressive sur l’eau et l’énergie, incluant la gratuité des consommations indispensables à une vie digne et pénalisant les mésusages et gaspillages », ou bien « l’objectif de “zéro sans-abri” » et la « garantie-dignité », via la revalorisation des minima sociaux, afin de n’avoir « aucun niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté ». Et tant d’autres mesures énergiques… On peut applaudir quand nombre de ces propositions reprennent les revendications de mouvements sociaux et citoyens, comme le retour de la retraite à 60 ans ou « l’audit citoyen de la dette publique visant à déterminer la part illégitime ».
On peut aussi taquiner le candidat en pointant le flou de certaines propositions : de quel seuil de pauvreté parle-t-on ? Celui à 840 euros (50 % du revenu médian) ou celui à 1 000 euros (60 %) ? Ou bien : pourquoi « aller vers les 32 heures » sans réduire la durée légale du travail ? Pourquoi parler de la création d’un « pôle public bancaire, notamment par la socialisation de banques généralistes » : assimile-t-on étatisation et socialisation ? Que signifie « généraliser l’économie sociale et solidaire » ? Quid de la logique des communs, jamais évoquée ?
On peut également choisir de mettre l’accent sur la logique structurante du programme : une relance de la croissance (rebaptisée « activité ») fondée sur une redistribution radicale des revenus et un volontarisme national étatiste. J’ai déjà évoqué certaines des mesures de redistribution, fort bienvenues, et je laisserai de côté ici la question de la croissance. L’étatisme se lit dans le projet de « réindustrialiser le pays par l’investissement, le rétablissement de plans de filières pour coordonner donneurs d’ordre et sous-traitants, clients et fournisseurs, […] la défense des industries stratégiques et la reconstruction de conglomérats combinant plusieurs activités » : cela ressemble fort à une économie de commandement. Pour lutter contre le chômage, il est certes prévu « d’aller vers les 32 heures », mais c’est surtout à l’État qu’il appartiendra d’être « employeur en dernier ressort » en proposant un emploi à tous les chômeurs.
La nation, elle, est au cœur politique du projet : dénonciation du « pillage économique de la nation » et de ses « fleurons industriels et technologiques » et « industries de souveraineté », instauration d’un « protectionnisme solidaire pour produire en France », augmentation des droits de douane pour les « importations des pays aux droits sociaux limités ». Il serait pourtant possible de relocaliser sans se retrancher derrière la frontière, avec par exemple un projet de taxe kilométrique (proposé notamment par Attac) qui renchérirait les coûts de transport indépendamment des frontières. Mais Jean-Luc Mélenchon s’inscrit dans un protectionnisme traditionnel dont le ressort politique est la défense de la communauté nationale, non de l’humanité dans son ensemble. Pourtant, il n’y a pas de solution nationale à la crise climatique.
Bastien François Professeur de science politique à l’université Paris-I-Sorbonne.
Il faut saluer la démarche de Jean-Luc Mélenchon. Pour la première fois sous la Ve République, un candidat à la présidentielle met véritablement en tête de son projet – et comme condition même de sa réalisation – une réforme complète de la Constitution. C’est audacieux et bienvenu tant nos institutions, qui reposent sur la concentration, la verticalité et l’irresponsabilité du pouvoir, sont au cœur de la crise actuelle.
À l’évidence, la version 2017 de ce projet a beaucoup plus de contenu et de cohérence que celle défendue en 2012. Les propositions présentées dans L’Avenir en commun sont nombreuses, souvent intéressantes, et la plupart sont en phase avec des réflexions diverses, venues de toute la gauche, sur les principes qui doivent guider un renouveau démocratique en France. Autrement dit, le travail collectif au sein du M6R a porté ses fruits.
Pour autant, ce projet, aussi novateur soit-il, n’est sans doute pas totalement à la hauteur d’une démocratie pleinement entrée dans le XXIe siècle. Trois exemples permettront de l’illustrer :
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La Constituante. Convoquer d’entrée une Constituante est la meilleure façon d’enfermer le débat – dans une enceinte où quelques centaines de personnes délibéreraient en notre nom –, d’en suspendre le mouvement au moment même où on l’engage. À l’inverse, nous avons besoin au préalable d’un débat très décentralisé, ouvert à toutes et à tous, échappant au formalisme de la délibération parlementaire. Nous disposons aujourd’hui d’innombrables outils, largement expérimentés, pour organiser et faire vivre cette élaboration citoyenne collective : débats publics, jurys citoyens, conférences de consensus, etc. Une Constituante n’aura de sens que si elle est réunie au terme d’une longue mise en débat ouverte à la société civile, pour en articuler toutes les facettes, les confronter, les évaluer et en faire une synthèse.
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La règle verte. Inscrire dans la Constitution la finitude des ressources naturelles pour les protéger est une bonne idée, mais c’est une idée pieuse tant qu’elle n’est pas articulée à une règle contraignante assurant le financement public à long terme des investissements nécessaires à l’adaptation aux grands changements naturels en cours et à venir. De la même façon, on aurait pu attendre ici une véritable réflexion sur des institutions en charge de porter les intérêts des générations futures, sujet qui n’est évoqué que de façon allusive alors que c’est sans doute l’enjeu principal de l’innovation constitutionnelle aujourd’hui.
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La révocation des élus par référendum. Les exemples étrangers montrent qu’un risque existe de donner la main à des groupes d’intérêts puissants, disposant de moyens considérables pour faire pression sur les élus. Plus encore, pour quelques cas d’élus corrompus, c’est le poison du soupçon que nous allons instiller partout, alors même que la défiance mine déjà la politique. Et si, au lieu d’imaginer des dispositifs répressifs, nous inventions une démocratie plus désirable ?
François Gemenne Chercheur à Sciences Po, spécialiste des migrations climatiques.
Ce qui me frappe de prime abord, dans le programme de Jean-Luc Mélenchon, c’est sa très grande imprécision. Il y a profusion d’idées nouvelles et d’indignations généreuses : ça part dans tous les sens, de la relance de l’exploration spatiale à l’augmentation du Smic. Mais la plupart des propositions restent au stade de la déclaration d’intention, sans précision quant à leur financement ou à leur mise en œuvre. Je vais en commenter deux aspects qui touchent à mes domaines de recherche : l’environnement et les migrations.
L’entame du chapitre sur l’environnement – « La planification écologique » – est assez convaincante. Jean-Luc Mélenchon affirme par exemple que « c’est autour et à partir de l’exigence écologique que doit se penser toute la politique de la nation ». C’est absolument essentiel, et il est l’un des rares candidats à traiter l’environnement comme une question centrale, matricielle. La réflexion sur la nécessité de dépasser les logiques de court terme est également très importante. Les propositions du candidat s’articulent autour de trois axes : la transition énergétique, essentiellement déclinée au travers du logement et du transport, la consommation des ménages et les enjeux de biodiversité. Mais le programme comporte aussi des propositions de droit international, avec notamment la création du crime d’écocide pour les atteintes graves à l’environnement. Cependant, à part cela, la dimension internationale est étrangement absente, tout comme le sont des objectifs chiffrés de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
La question des migrations est traitée de façon bien plus sommaire et éparse. Le programme ne reconnaît pas le caractère structurel des migrations et persiste à vouloir en priorité lutter contre leurs causes, plutôt que de les organiser. Si chacun peut s’accorder à reconnaître que la fin de la guerre en Syrie ou la lutte contre le changement climatique sont des priorités absolues, il serait illusoire de penser que cela suffira à tarir les migrations.
La plupart des mesures proposées sont assez consensuelles (à gauche en tout cas) et emportent peu d’engagements concrets et immédiats : arrêter les guerres, renforcer les moyens de sauvetage, respecter la dignité des migrants, etc. Concernant la gestion internationale des migrations, Jean-Luc Mélenchon propose deux mesures redondantes avec des dispositifs déjà existants. Ainsi quand il envisage la création d’une organisation internationale des migrations liée à l’ONU, alors que l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) est déjà liée à l’ONU. Ou lorsqu’il propose une conférence internationale annuelle sur les migrations : la première a été organisée par les Nations unies le 19 septembre dernier.
D’autres propositions sur la République suggèrent une lutte renforcée contre les discriminations ou un accès facilité à la nationalité. Mais elles sont enchâssées dans un programme souverainiste et protectionniste sur le plan économique, et volontiers nationaliste sur le plan diplomatique : cela risque d’imposer au candidat de grands écarts à maintes reprises.
Geneviève Azam Économiste.
Il serait injuste de reprocher à ce programme en construction d’avoir présenté séparément l’urgence démocratique, l’urgence sociale et l’urgence écologique, car il reflète simplement les difficultés à les penser et à les exprimer ensemble.
La menace écologique n’est pas un risque supplémentaire à « gérer ». Le réchauffement climatique est déjà enclenché, ses conséquences ne sont pas toutes prévisibles, elles sont irréversibles et elles menacent les fragiles acquis des sociétés. Il est bien entendu qu’anticiper, réorganiser, s’adapter ne relève pas du bon vouloir d’acteurs privés, de la main invisible du marché, d’opportunités économiques, mais de choix politiques et d’une planification. En même temps, cette menace nous plonge dans un univers d’incertitude radicale qu’aucune planification ne suffira à conjurer. L’engagement, les initiatives individuelles et collectives, les alternatives locales ne sont pas simplement une réponse au défi d’une démocratie malade et qui demande réparation. Ils constituent l’expérience concrète d’un monde désirable et expriment un sursaut de conscience sans lequel ces défis ne pourront être surmontés.
À la lecture de ce programme, rien ne manque à l’appel. Il a le mérite d’être à l’écoute de son temps, d’affronter des questions longtemps ignorées de la gauche « progressiste », de traduire des exigences qui ont émergé des mouvements sociaux. Pourtant, il n’efface pas le malaise devant la croyance en la toute-puissance de l’État, la centralisation et les vertus des nationalisations. Concernant l’énergie, par exemple, c’est bien la fin du monopole public qui a permis l’éclosion des initiatives locales citoyennes. Une nouvelle et nécessaire régulation publique de l’énergie ne peut pas réduire ces initiatives à quelques suppléments d’âme qu’il faudrait conserver dans le cadre d’un monopole public. Ces expériences sont des voies pour penser à nouveaux frais la régulation politique et un service public décentralisé, diversifié et démocratisé. Elles sont aussi les voies d’un « ménagement » de ressources rares et fragiles au lieu du grand management étatique ou privé.
Cette croyance en la maîtrise et la toute-puissance humaines comme voies de l’émancipation, qui fut l’une des causes majeures du déni de la crise écologique, imprègne le dernier chapitre du programme : « Face au déclinisme, la France aux frontières de l’humanité ». Or, ce n’est pas le déclinisme que nous avons à combattre, mais l’expansionnisme maladif qui le sous-tend et auquel ce chapitre participe. L’idéal de la frontière à supprimer, de la puissance retrouvée grâce à une avant-garde – la France aux « avant-postes » –, celui de la conquête de l’espace et des mers, d’une économie de la mer et de l’espace, est celui qui nous conduit tout près d’un effondrement – et non pas d’un déclin –, celui qui menace la vie des humains, leur humanité et la vie tout court. L’avenir en commun, c’est l’avenir des humains, de ce qui les lie entre eux et à cette planète au nom modeste, la Terre. La frontière de l’humanité, ce n’est pas l’espace ou l’océan, c’est l’inhumain qui nous menace. Le désir infini de connaître, de s’élever, de participer à quelque chose de plus grand que soi ne peut se résoudre dans la fabrique d’un enthousiasme dominateur et conquérant. Et il se pourrait bien que nombre d’expériences sociales visant au ralentissement, cultivant la fragilité au lieu de l’illusion de la force, libèrent l’imagination et inaugurent cette transition que nous appelons de nos vœux.