Poutine : Le rôle de l’image… et de l’argent
Spécialiste de la Russie et de l’ère post-soviétique, Cécile Vaissié* analyse la politique d’influence de Vladimir Poutine en France.
dans l’hebdo N° 1432 Acheter ce numéro
La France est-elle une cible privilégiée pour le travail de reconquête des opinions occidentales par Vladimir Poutine ? C’est l’avis de Cécile Vaissié, professeure en études russes, soviétiques et post-soviétiques à l’université Rennes-II. D’abord parce que la France « occupe une place capitale dans l’Union européenne », mais aussi « parce qu’il y a des spécificités françaises qui intéressent la Russie : l’existence d’une sorte de diaspora issue de vagues migratoires venues de Russie et un antiaméricanisme certain qui est assez ancien ».
Par quelles méthodes Vladimir Poutine mène-t-il son travail d’influence ? Cécile Vaissié souligne que le soft power russe n’est pas comparable à celui des États-Unis, car la Russie ne peut s’appuyer sur la puissance d’entreprises multinationales. En revanche, elle cultive « un certain nombre d’imaginaires et de discours de propagande ou de communication ». La Russie de Poutine « crée des images, notamment celle de la Sainte Russie défendant les valeurs chrétiennes et familiales. C’est un discours qui fonctionne très bien en France à droite, notamment chez les -soutiens de François Fillon ou même dans des cercles moins politisés comme la Manif pour tous. Mais ce sont des illusions qui ne correspondent en rien à la réalité _: par exemple, la plupart des Russes font très peu d’enfants car il n’y a pas de politique de soutien aux familles_ ». Voilà pour la droite et l’extrême droite. Pour réanimer l’imaginaire communiste, il y a les grands drapeaux et les défilés, qui touchent plus les cercles de gauche et de l’ancienne extrême gauche.
Les vecteurs de diffusion de cet imaginaire sont multiples. Cécile Vaissié évoque le site Sputnik, « qui joue surtout sur les peurs ». Ce média a mené deux campagnes très fortes, l’une contre le mariage pour tous, présenté comme une « dégénérescence », et l’autre plus globale contre les migrants. Certaines institutions sont également très actives. Cécile Vaissié cite ainsi l’association -Dialogue franco-russe, qui se présente comme un think tank. « Sur le papier, c’est parfait, note cette spécialiste, il s’agit d’une organisation réunissant des -Français et des Russes en vue de favoriser les affaires culturelles et commerciales. Sauf qu’elle est utilisée essentiellement à des fins politiques pour défendre les positions de Vladimir Poutine et diffuser un message positif sur la Russie. Jamais ne se posent les questions relatives aux droits de l’homme ou même sur l’économie, qui pose de plus en plus problème ». Et ce Dialogue franco-russe profite de patronages à très haut niveau, comme celui de Valéry Giscard d’Estaing, qui en est le « président d’honneur ».
Le message essentiel que délivrent ces réseaux d’influence concernant le président russe est celui d’un homme fort. « C’est cela qui fascine », estime Cécile Vaissié, qui juge cependant qu’il s’agit là d’une « complète illusion ». « Dans une période d’incertitude en France et en Europe, il y a ce besoin de se raccrocher à un homme qui semble avoir des réponses à tout, voire qui paraît ne pas respecter les règles », précise-t-elle. Le paradoxe étant que cette fascination s’exerce à propos d’un homme qui est souvent qualifié dans son pays de « gopnik politique » (un « voyou »). Avec toute l’ambiguïté de ce terme, dont on ne sait pas très bien s’il est complètement péjoratif ou paradoxalement flatteur dans un univers trop policé. « Des partisans de Poutine que j’ai pu rencontrer se permettent des comportements de voyous, note Cécile Vaissié, mais eux disent que c’est viril ! -Poutine paraît très propre sur lui, convenable, mais il a des procédés de voyou, on le voit dans ses liens, anciens, avec la mafia. »
En fait, la Russie fascine d’autant plus qu’on la connaît mal, c’est aussi pour cela que les imaginaires se déploient. « Ce qui m’étonne le plus, souligne l’historienne, c’est que ces politiques fascinés par Poutine n’aillent pas regarder son bilan économique, social et diplomatique, qui est très négatif. C’est son image qui séduit. En un sens, toutes ces photos torse nu sur un cheval dans la taïga, finalement, ça a fonctionné ! »
Une autre question se pose : l’influence de Poutine en France et en Europe résulte-t-elle seulement d’un habile travail d’officines ? Non, « il faut également mentionner le rôle de l’argent dans cette stratégie », affirme Cécile Vaissié, qui avoue cependant ne pas pouvoir mesurer la réalité de ces méthodes plus directes. « Je constate que des chercheurs, dans toute -l’Europe, signalent leurs fortes présomptions sur des versements d’argent qui auraient été faits par la Russie à des groupes d’extrême droite, en Allemagne au groupe AfD, au Jobbik hongrois ou même en France, où le parti de Marine Le Pen a reçu 9 millions d’euros. On n’a pas de preuves ou de chiffres, car ce ne sont pas des choses qui s’affichent, mais il est certain que de l’argent circule. C’est d’autant plus sûr lorsque l’on sait comment fonctionne la politique en Russie, où la corruption est une réalité. »
- Elle a récemment publié Les Réseaux du Kremlin en France, Les Petits Matins, 390 p., 19 euros.