« Avec plus de mixité sociale, le débat sur les ZEP ne se poserait pas »

Le sociologue Fabien Truong pointe le manque de vision des politiques sur l’éducation prioritaire, à même pourtant de réduire la stigmatisation des populations des quartiers défavorisés.

Vanina Delmas  • 18 janvier 2017 abonné·es
« Avec plus de mixité sociale, le débat sur les ZEP ne se poserait pas »
© Gerard Bottino/CITIZENSIDE/AFP

Depuis septembre, les lycées étiquetés éducation prioritaire (ex-ZEP) enchaînent les manifestations dans plusieurs académies de France pour alerter sur leur avenir. L’objectif du collectif Touche pas ma ZEP est d’obtenir une carte élargie de ces lycées. Si la ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, a fini par reconnaître la légitimité de leurs revendications, elle n’a pas répondu à leur ultimatum fixé au 3 janvier. Une nouvelle journée de grève est donc prévue le 19 janvier. Fabien Truong connaît bien la question, il a été professeur de sciences économiques et sociales pendant six ans dans des lycées de Seine-Saint-Denis, avant de devenir enseignant à Paris 8. Son constat est sans appel : l’éducation prioritaire ne doit pas être un coup d’épée dans l’eau, mais doit s’inscrire dans une refonte globale du système éducatif français, avec la mixité sociale comme ligne de conduite. Le gouvernement a certes lancé une série d’expérimentations dans 82 collèges pilotes pour « brasser les populations », mais leur application ne fait pas toujours l’unanimité localement (voir p. 19).

Vous signez une tribune soutenant le collectif Touche pas ma ZEP, comme 350 autres universitaires. En quoi ce combat est-il légitime ?

Fabien Truong : La carte d’éducation prioritaire a été redessinée au niveau des collèges, mais pas des lycées, où on ne sait pas si elle sera maintenue. Ce dispositif, qui existe depuis des années, est loin d’être parfait, mais il permet de colmater les brèches, de donner un peu plus aux établissements rencontrant le plus de difficultés. Les enseignants sont actuellement dans une vraie incertitude quant au maintien de ces moyens. Cela paraît tout de même très étrange qu’il y ait un tel point d’interrogation sur les lycées, comme si, à ce niveau de scolarité, les problèmes disparaissaient. Or, au lycée, l’un des enjeux cruciaux est la question de l’orientation. Et cet enjeu mérite une politique continue et globale. Beaucoup de dispositifs sont mis en place par niveaux (primaire, collège, lycée), mais le système ne pense pas suffisamment au lien entre eux.

Les enquêtes Pisa désignent régulièrement la France comme la championne des inégalités sociales à l’école. Le rapport du Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco) a même souligné l’inefficacité du système des ZEP. Ce label ne serait-il là que pour se donner bonne conscience ?

Ne faisons pas de politique-fiction, mais, sans ce label, la situation aurait peut-être été pire. C’est un tampon et, comme tout tampon, on ne peut pas en attendre des choses révolutionnaires. Mais ces rapports défavorables sont liés à la rigidité du système scolaire français, conçu comme un sanctuaire, manquant de passerelles entre les niveaux et les apprentissages, dévalorisant le travail manuel et, par conséquent, les filières professionnelles et technologiques. Le tout dans une société donnant une place très importante au diplôme pour définir sa position sociale.

Les ZEP sont l’une des premières politiques de discrimination positive en France, alors que cela ne coule pas de source dans ce pays. Par définition, ces politiques sont provisoires, car censées combler une inégalité. Mais, à chaque rentrée, de nouveaux flux d’élèves des milieux modestes arrivent, et les mesures s’éternisent.

Cette politique précaire qui dure depuis trente-six ans est-elle la bonne solution ?

Avec le collectif Touche pas ma ZEP, nous assistons à une mobilisation défensive qui a du succès, car c’est comme si l’on retirait aux enseignants le petit plus qu’ils ont mis si longtemps à obtenir. Dans les établissements « Éducation prioritaire », la question du nombre d’élèves par classe est primordiale. Nous avons besoin d’avoir le moins d’enfants possible pour travailler, expliquer, déconstruire les choses, car, de par leurs origines sociales, ces élèves sont plus éloignés des codes de l’école que d’autres. Rien que deux ou trois jeunes en moins, ça change le quotidien, et c’est ce que voient les profs à court terme.

Des moyens financiers supplémentaires mais pas de changements de méthodes pédagogiques ?

Le label ZEP donne souvent l’impression qu’on donne plus aux pauvres, mais c’est faux. Un élève dans un quartier favorisé coûte plus cher à l’État si on regarde l’ensemble des coûts. Par exemple, les lycées de centre-ville, plus désirés, nécessitent plus de points, donc attirent des professeurs plus âgés ; il y a aussi plus de profs agrégés, donc les enseignants sont mieux payés. La rhétorique un peu réactionnaire clamant que ces établissements ont déjà plus et se plaignent encore est récurrente mais faussée, car on ne parle pas du fond, à savoir des coûts de l’éducation.

Il faudrait également évoquer les lycées privés sous contrat, qui reçoivent de l’argent de l’État sans grande contrepartie et évitent toutes les problématiques d’un « public difficile » grâce à leur sélection à l’entrée. Se focaliser sur le label ZEP est une façon de contourner le vrai problème : la répartition des richesses et des ressources. La question des moyens est tout de même importante, car cela permet de faire des heures de soutien, de vie de classe, des ateliers… Quand les enseignants volontaires ont envie de se saisir de ces moyens pour animer des ateliers en dehors des cours, cela développe des relations pédagogiques innovantes et appréciées.

La mobilisation est surtout portée par de jeunes professeurs, tordant le cou à l’idée qu’ils ne rêvent que de quitter la banlieue.

Il faut investir davantage dans la formation, car les jeunes enseignants se retrouvent souvent parachutés dans des établissements très stigmatisés, sans disposer forcément des codes sociaux adéquats. C’est mieux aujourd’hui qu’il y a cinq ans, depuis la réforme des métiers de l’enseignement, mais pas encore à la hauteur des enjeux. Il manque une vraie formation sociologique. Qui sont les élèves que j’aurai en face de moi ? Quel est leur rapport à l’école, au savoir, à l’écrit, à l’oral ? Que signifie la réussite pour eux ? Que veut dire travailler pour eux ? J’ai souvent constaté des situations où les élèves ont le sentiment d’avoir bossé, et le prof a le sentiment inverse, produisant des situations parfois dramatiques alors que tout le monde a cru jouer le jeu.

Et cela creuse le fossé sociologique…

L’école est le reflet d’une société dans laquelle les inégalités sociales ont augmenté et la mixité sociale a reculé. Dans les années 1980-1990, le lycée était assez mixte socialement – il est vrai qu’il accueillait moins d’élèves des milieux populaires, et que les élèves étaient donc confrontés à d’autres milieux sociaux. Aujourd’hui, cette expérience arrive de plus en plus tard, après le lycée, ce qui rend plus compliqué le travail de déconstruction des stéréotypes et des fantasmes. Avec plus de mixité sociale, le débat sur les ZEP ne se poserait pas puisqu’elles n’existeraient pas.

Faut-il réformer en profondeur le système éducatif français actuel ou en bâtir un autre en plus, à la marge ?

Tout le système doit être repensé en profondeur, en s’inspirant des pédagogies dites alternatives, qui sont si nombreuses… Elles sont souvent pratiquées à l’intérieur des écoles mais par des enseignants volontaristes, et à côté du système officiel, beaucoup trop rigide. Penser que tous les élèves sont les mêmes et qu’il faut tous les traiter de la même façon est irréaliste et exclut la notion même d’apprentissage. L’apprentissage est un chemin avec un point de départ et un point d’arrivée, et ce dernier peut être le même pour tous. C’est un objectif louable, noble. Mais, pour l’atteindre, il faut accepter le point de départ de l’élève, mesurer l’ampleur du chemin à parcourir et, ensuite, repenser comment on évolue ensemble sur ce chemin. Cela conduira à plus de bienveillance dans la pédagogie et à changer le regard sur toute une population stigmatisée.

Fabien Truong Professeur de sociologie et de science politique à Paris 8.

Société
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