Éli Domota : « Nous ne sommes que les macaques de la République »

Le leader de la grève générale de 2009, Élie Domota, dénonce le mépris dont fait encore preuve la métropole à l’égard des DOM-TOM et appelle à une politique de décolonisation.

Mathieu Ait Lachkar  • 5 janvier 2017 abonné·es
Éli Domota : « Nous ne sommes que les macaques de la République »
© JEAN-MICHEL ANDRE/AFP

C’était le 27 octobre 2016. François Fillon et Élie Domota se retrouvaient dans « L’Émission politique » sur France 2. Des retrouvailles houleuses entre l’ancien Premier ministre et le syndicaliste guadeloupéen, après les déclarations du premier évoquant un « partage de culture » à propos de la colonisation. Sept ans plus tôt, en effet, le même Élie Domota avait mené la grève générale des Antilles sous le gouvernement Fillon. ­Quarante-quatre jours de paralysie qui avaient conduit à un protocole d’accord signé par le leader du LKP (Liyannaj Kont Pwofitasyon, Collectif contre l’exploitation outrancière), le préfet Nicolas Desforges pour l’État et Victorin Lurel, alors président du conseil régional. Où en est-on aujourd’hui ? Quelles sont les attentes des DOM-TOM à l’approche de l’élection présidentielle ? Le secrétaire général de l’Union générale des travailleurs de ­Guadeloupe (UGTG) nous répond.

Que pensez-vous de l’élection de François Fillon comme candidat de la droite et du centre pour l’élection présidentielle ?

Élie Domota : Petit à petit, la France bascule dans un discours raciste et négationniste. Ceux qui votent Fillon le font pour ne pas voter Le Pen car, en réalité, c’est le même discours en un peu plus feutré. Aujourd’hui, la politique française est gangrenée par des théories d’extrême droite portées aussi bien par la droite que par la gauche. C’est l’expression d’un mépris systématique.

Y a-t-il eu des changements depuis les manifestations de 2009 ?

Le changement principal concerne le sursaut des Guadeloupéens. On observe, depuis 2009, un réel engouement pour tout ce qui tourne autour de la production locale, notamment l’agroalimentaire et l’artisanat. Les magasins de primeurs se sont multipliés. On a beaucoup investi dans le bien-être à partir de produits du terroir. Ce sursaut se ressent aussi dans l’identité et la recherche historique, ainsi que dans la mise en avant de notre culture.

En revanche, pour ce qui concerne l’éducation, la santé, les transports, la gestion de l’eau ou le chômage des jeunes – autrement dit, tout ce qui relève de l’État et des collectivités, donc des élus –, ces dossiers sont en panne.

Je prendrai comme exemple la gestion de l’eau. Il était prévu la mise en place d’un syndicat unique de production et de gestion de l’eau dans le cadre du service public. Aujourd’hui, nous avons toujours 60 % de l’eau ­produite qui disparaît, car les tuyaux sont pourris. Rien n’a été fait alors que nombre de Guadeloupéens n’ont pas d’eau chez eux !

Concernant le fameux plan d’urgence pour la formation et l’insertion des jeunes, il était prévu la mise en place d’un vrai plan d’urgence à trois niveaux. D’abord, la production d’activité, permettant de déterminer les formations et métiers à privilégier. Ensuite, le volontarisme républicain : permettre aux jeunes cadres guadeloupéens et aux diplômés d’accéder aux postes à responsabilité. En effet, quand on entre dans un bureau de l’administration, on constate que la majorité des salariés sont blancs alors que la majorité de la population est multicolore. Enfin, ­troisième niveau : la mise en place de formations diplômantes et qualifiantes devant permettre de résorber le chômage des jeunes. Encore une fois, rien n’a été fait.

Dernier exemple : les prix. Il était prévu, lors des accords de 2009 (loi Jego), un décret au Conseil d’État pour encadrer les prix des produits de première nécessité. Et puis François Hollande arrive au pouvoir avec son ministre des Outre-Mer de l’époque, Victorin Lurel, et tout est chamboulé. À la place, on invente la loi sur la régulation économique. Les fameux « boucliers qualité-prix ». En réalité, ce n’est qu’une vaste supercherie, car les prix ont continué d’augmenter et des cadeaux ont été faits aux grands importateurs, et donc aux békés. Sous Sarkozy comme sous Hollande, rien n’a été fait.

Par rapport aux autres départements d’outre-mer, c’est la Guadeloupe qui avait le protocole le plus charnu. Mais nous sommes représentatifs de nos camarades.

Quels sont les problèmes particuliers aux DOM-TOM sur lesquels il faudrait agir ?

Il n’est pas normal que 60 % des jeunes de moins de 25 ans et plus de 30 % de la population active soit au chômage. Il n’est pas non plus normal que notre agriculture repose sur un système colonial, avec des productions destinées à l’exportation et non des productions qui nous sont bénéfiques.

En fin de compte, il faudrait mettre en place une véritable politique de décolonisation de la Guadeloupe. Car, aujourd’hui, on peut nous appeler région périphérique, département français d’Amérique, département français d’outre-mer, mais la Guadeloupe reste une colonie. Et la vocation d’une colonie est de servir les intérêts de la métropole. Voilà la situation dans laquelle nous sommes. Et, si les grands dossiers du protocole de 2009 n’ont pas été respectés, c’est justement parce que l’on veut que nous restions une colonie, sans les outils pour nous développer.

En ce sens, les autres pays d’outre-mer sont comme nous. Quand on regarde les différentes situations économiques et sociales, on se rend compte qu’on a le même taux de chômage des jeunes, entre 59 et 61 %, et le même taux de chômage de la population active, entre 30 et 35 %. Ces caractéristiques communes sont directement liées au rapport entretenu avec la France. Ainsi, nous avons les mêmes questionnements qu’à La Réunion, par exemple. Cela veut bien dire qu’il y a un problème avec les politiques publiques mises en place sur nos territoires.

Quelles sont vos inquiétudes ?

Nous étions une colonie de production qui fournissait des matières premières à la France. Aujourd’hui, nous sommes devenus une colonie de consommation pour que la France puisse écouler ses invendus chez nous. On est en train de faire de la Guadeloupe un territoire d’où on élimine peu à peu les ­Guadeloupéens. Dans vingt ou trente ans, semble-t-il, nous serons l’une des régions les plus âgées de France. Or, au lieu de mettre en place des politiques de natalité, on vient nous parler de constructions pour les personnes âgées.

Rien n’est entrepris pour que les Guadeloupéens puissent avoir un avenir plus florissant. On nous répète qu’il y a beaucoup de violence et d’insécurité, mais on ne propose ni travail ni formations qualifiantes à nos jeunes. En Martinique et en Guyane, entre autres, c’est la même chose. À Mayotte, c’est encore pire.

Quel regard portez-vous sur le débat politique français ?

La France n’a jamais aimé les Guadeloupéens, les Martiniquais et les Guyanais. Le rapport entretenu est fondé sur l’hypocrisie et la domination. Quand, en 1794, la France abolit l’esclavage en Guadeloupe, tous les habitants deviennent français. Et pourtant, en 1802, la République rétablit l’esclavage ! C’était le premier cas de déchéance de nationalité. En 1848, elle finit par abolir l’esclavage… en indemnisant l’esclavagiste. Lorsqu’en mai 1967 les gendarmes tirent sur les ­Guadeloupéens [^1], ils sont décorés, tandis que les patriotes sont emprisonnés. Ce qu’il faut retenir, c’est que la France ne nous a jamais considérés comme citoyens français. Nous ne nous faisons donc guère d’illusions en ce qui concerne le débat politique, vu à des milliers de kilomètres. Peu importe celui qui sera élu, notre vie ne changera pas.

Pour quelles raisons la délinquance est-elle élevée en Guadeloupe ?

Dans un pays où vous avez 60 % des jeunes de moins de 25 ans au chômage, 25 % ­d’illettrés, pratiquement 200 000 personnes qui vivent en dessous du seuil de pauvreté (soit entre 45 et 50 % de la population), tous les éléments sont réunis, si l’on y ajoute la drogue et l’alcool, pour engendrer de la délinquance. Pour endiguer le phénomène, il faudrait faire en sorte que nos jeunes puissent aller à l’école, réussir leurs études et avoir un travail. Mais comme on sait que, derrière la violence, se cachent tous ces problèmes, on préfère l’ignorer.

Il y a bien le service militaire adapté (SMA), qui fournit une formation professionnelle en donnant l’impression de sauver un certain nombre de jeunes Guadeloupéens grâce à « La Marseillaise » et à l’armée française. Mais le SMA dépend du ministère de la Défense, et c’est le premier opérateur en matière de formation professionnelle en Guadeloupe. Dans quel pays au monde, outre une dictature militaire, les formations professionnelles sont-elles confiées à l’armée ? Au lieu de réformer le système éducatif pour permettre aux jeunes de réussir, on nous dit qu’on va en sauver quelques-uns par l’intermédiaire du SMA. En même temps, c’est un joli terrain de recrutement pour envoyer nos enfants se battre à l’autre bout du monde.

Que pensez-vous du Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite de l’esclavage, le Mémorial ACTe, inauguré le 10 mai 2015 à Pointe-à-Pitre ?

Il faut des musées pour la mémoire dans tous les pays du monde, je suis d’accord. Mais, ce qu’on nous a pondu là, c’est du mépris. On nous apprend que ce sont les Africains qui ont vendu nos frères, et que c’est grâce à la religion chrétienne que les nègres sont sortis de l’idolâtrie. Et, cerise sur le gâteau, on nous révèle que c’est grâce à la franc-­maçonnerie que les esclaves ont été libérés, alors que tous les ­propriétaires d’esclaves étaient francs-maçons !

Le Mémorial ACTe n’est pas fait pour les Guadeloupéens, ni même pour la mémoire de nos ancêtres qui se sont battus contre l’esclavage. La quasi-totalité des sections de Guadeloupe portent encore le nom de propriétaires d’esclaves. Le général de Napoléon qui est venu rétablir l’esclavage en Guadeloupe en 1802, Antoine Richepanse, est enterré en Basse-Terre et ce sont les agents du conseil régional qui s’occupent de sa tombe…

Que réclamez-vous concernant la colonisation et l’esclavage ?

Pour engager la Guadeloupe dans la voie de la décolonisation, il faudrait nommer un groupe d’experts composé de géographes, d’économistes et d’historiens afin d’évaluer les préjudices subis pendant la colonisation et l’esclavage. Ce qu’on veut, c’est une véritable réforme foncière et agraire pour une redistribution des terres. Ceux qui les détiennent aujourd’hui sont des descendants de propriétaires d’esclaves. Qui est à la tête des grandes entreprises ? Également les descendants de propriétaires d’esclaves. Or, en République, si je ne m’abuse, un criminel ne peut pas tirer bénéfice de son crime. Nous ne sommes que les macaques de la République.

Nous avons déposé deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) pour demander que les accords Schœlcher soient soumis à la Cour de cassation puis au Conseil constitutionnel, en vue de l’annulation définitive des textes de 1848 et 1849 qui ont indemnisé les propriétaires d’esclaves. Normalement, à Paris, une QPC met deux mois à être examinée. La nôtre a mis un an et demi, et le tribunal de grande instance de Pointe-à-Pitre n’a pas répondu à la question posée. On nous pousse à déposer un recours, qui nous fera perdre du temps en procédures administratives.

Vous considérez-vous comme un anti-békés (blancs) comme le disent certains médias ?

À partir du moment où vous dénoncez des abus, on vous colle une étiquette. Aujourd’hui, qui sont les victimes ? On vit dans une société où l’on nous parle du vivre-ensemble, mais les gens qui nous traitent de racistes sont ceux qui n’ont pas changé de couleur depuis trois cents ans. Si vous venez chez nous, dans les familles, vous verrez huit couleurs différentes. Alors que, chez les békés, si l’un d’entre eux va butiner à l’extérieur de la ruche, il est immédiatement exclu du clan. Le racisme n’est pas celui qu’on croit. Je me considère, comme des milliers de Guadeloupéens, en droit d’exiger de la dignité et du respect.

Que dites-vous à ceux qui pensent que, sans la France, la Guadeloupe irait droit dans le mur ?

Je leur dis simplement que, sans la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, Mayotte, la Nouvelle-Calédonie, Saint-Pierre-et-Miquelon, etc., la France serait un pays encore plus pauvre que le Portugal. La France est riche de ses colonies. La France est le deuxième producteur mondial de nickel, qu’elle prend en Nouvelle-Calédonie. La France est le ­deuxième pays au monde en termes de surface maritime. Elle est riche de sa biodiversité, riche de ses fonds marins. La France est le pays où le soleil ne se couche jamais. La France est riche de toutes les médailles que lui font gagner ses sportifs noirs ou arabes. Pour dire la vérité aux gens, il faudrait inverser les choses et montrer ce que serait la France sans ses colonies.

[^1] Trois jours d’émeutes à la suite de grèves consécutives à un incident raciste, dont le bilan officiel est de 8 morts, mais 87 selon le ministre PS Georges Lemoine en 1987, tandis que Christiane Taubira évoque 100 morts.

Société
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