« La colère galvanise le vote d’extrême droite »
Spécialiste des comportements politiques en France et en Grèce, Pavlos Vasilopoulos, participe à une vaste enquête internationale sur l’impact des émotions dans le choix électoral.
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Comment expliquer la vague populiste aux États-Unis et en Europe ? Des chercheurs avancent qu’une montée globale de la colère pourrait être à l’origine du phénomène. Pour Pavlos Vasilopoulos, qui s’est intéressé au cas français, cette émotion a pour effet de mobiliser les abstentionnistes, mais aussi de favoriser les attitudes de repli – et donc le vote d’extrême droite.
En quoi consiste la recherche « Emotions, Voting, Attitudes, and Radicalism » à laquelle vous participez ?
Pavlos Vasilopoulos : Notre équipe est composée de deux chercheurs américains, George E. Marcus (Williams College) et Nicholas Valentino (University of Michigan), et de deux chercheurs du Cevipof de Sciences Po, Martial Foucault et moi-même. Notre but est de comprendre pourquoi le populisme autoritaire est soudainement en plein essor dans des pays aussi différents que la France, les États-Unis, la Hongrie ou les Pays-Bas.
Les sciences politiques traditionnelles, parce qu’elles se concentrent sur les facteurs explicatifs de long terme (éléments sociaux, arrière-fond idéologique), ne peuvent rendre compte d’un changement aussi rapide des comportements politiques. Notre spécificité est de proposer une grille d’analyse fondée sur les outils de la psychologie politique et, plus spécifiquement, sur la théorie des émotions, en croisant des données issues d’expériences psychologiques avec des résultats d’études représentatives. Pour l’instant, nous nous sommes concentrés sur la France, et Nicholas Valentino conduit ses investigations sur le phénomène Trump aux États-Unis. À terme, nous étendrons notre regard à d’autres pays.
Dans quelle mesure les émotions jouent-elles dans le vote d’extrême droite ?
Les raisons qui poussent certains à soutenir des partis d’extrême droite sont nombreuses. Cela peut s’expliquer parce qu’on a grandi dans un environnement où l’autorité est très présente, par un faible niveau d’éducation, par le fait d’exercer une profession où l’on se sent menacé par l’immigration, etc. En outre, les partis d’extrême droite se portent mieux dans les périodes socialement et politiquement troublées. Mais notre recherche a permis d’identifier un autre « lot » de motivations émanant de la théorie des émotions.
Quand un événement traumatisant a lieu, comme une attaque terroriste, certains individus parviennent à rester calmes, d’autres ont peur, certains sont en colère – ou les deux à la fois. Notre recherche montre que les émotions ressenties alors sont décisives dans le soutien ou non à l’extrême droite. En l’occurrence, la colère galvanise le soutien au Front national et à Donald Trump. Nous avons ainsi montré que les votants qui ressentent de la colère sont plus enclins à se prononcer pour l’extrême droite, quel que soit leur rapport préalable à l’immigration ou à l’islam. Pour ceux qui avaient déjà un problème avec les étrangers, qui soutenaient les régimes autoritaires ou qui étaient sexistes – dans le cas du vote Trump –, la colère a renforcé leur envie de voter à l’extrême droite. La peur, en revanche, a un effet opposé. Elle rend les gens moins enclins à basculer vers l’extrême droite, qu’il s’agisse d’une population lambda ou d’une population idéologiquement disposée à voter pour ces candidats.
C’est un résultat assez contre-intuitif !
L’idée que « la peur de l’autre » conduit au vote d’extrême droite est très répandue chez les journalistes, les sondeurs et les chercheurs. Néanmoins, ce présupposé entre en contradiction avec les recherches en psychologie, qui montrent que les gens qui ont peur sont rétifs à la prise de risques, prudents dans leur manière de s’informer et moins disposés à engager des comportements punitifs. Il n’est donc pas étonnant que la peur décourage le vote pour des partis qui tiennent un discours agressif et proposent des politiques radicales, punitives et risquées envers les musulmans, les immigrés ou l’Union européenne.
Notre étude a montré qu’en revanche la colère rend les individus moins ouverts à la recherche d’informations qui pourraient modifier leurs représentations. La colère incite à l’action, pas à changer d’avis. Dès lors, on comprend mieux ce concept de « post-vérité » qui fait que les Américains aient voté pour Trump même s’il racontait n’importe quoi : quand ils sont en colère, les citoyens se fichent des faits ou du détail des programmes ! Cela explique aussi pourquoi nous voyons subitement des groupes sociaux traditionnellement abstentionnistes se mobiliser en grand nombre pour aller voter.
Même si la peur n’est pas le principal déclencheur du vote extrême, devons-nous redouter que la menace terroriste influe sur les prochaines élections en France ?
Après les attentats du 13 novembre 2015, l’augmentation du vote FN a été très relative. Cela pourrait toutefois changer si d’autres attentats advenaient – tout dépend de la magnitude des événements, des caractéristiques des terroristes et de la réaction des élites politiques. Au-delà du terrorisme, il faut savoir que la crise économique et le sentiment de menace culturelle entraînent de très fortes réactions émotionnelles. Malheureusement, tous ces chocs donnent plutôt lieu à de la colère, ce qui a pour effet d’augmenter la polarisation et la mobilisation politique, mais aussi de diminuer l’appétence à délibérer et à trouver de nouvelles informations. Nous verrons bien dans les mois à venir : si la colère domine, les électeurs seront tentés par des votes de refuge et chercheront à protéger leur identité sociale et politique. Si c’est la peur, ils tenteront plutôt de faire advenir de nouvelles solutions politiques.
Pavlos Vasilopoulos Chercheur associé au Cevipof de Sciences Po et enseignant en psychologie politique à Sciences Po.