« On ne peut pas juste être écolo dans son coin »

L’éco-vignette accroît les tensions entre individuel et collectif, écologie et rapports de classes, selon Jean-Baptiste Comby, qui souligne le manque d’imagination des politiques publiques.

Ingrid Merckx  • 11 janvier 2017 abonné·es
« On ne peut pas juste être écolo dans son coin »
© Wolfram STEINBERG/DPA/AFP

Dans La Question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public [^1], Jean–Baptiste Comby montre en quoi la morale éco-citoyenne individualise les enjeux, les dépolitise et renforce les inégalités. Tout le monde ne subit pas la crise climatique de la même manière, n’a pas la même capacité à y répondre, ni le même impact écologique. De plus, l’individualisation fait le jeu de rationalités marchandes et d’un capitalisme vert qui se satisfont de mesures comme l’éco-vignette, quand il faudrait repenser tout ce qui structure nos modes de vie et notre organisation sociale.

« Punitive » ou « incitative », l’écologie est souvent perçue comme culpabilisante. Mais qui est culpabilisé ? Est-ce une affaire de riches ?

Jean-Baptiste Comby : L’écologie n’est pas une affaire de riches, mais elle est fabriquée comme une affaire de riches. Alors que les classes populaires possèdent une culture écologique qui leur est propre, qu’elles sont souvent les premières victimes des nuisances environnementales et que leur impact -écologique reste le moins lourd, ce sont souvent elles qui sont pointées du doigt. L’éco-vignette en est une nouvelle illustration.

Sans doute faut-il commencer par rappeler que, si se procurer une belle voiture peut être un marqueur de réussite chez des jeunes hommes issus des milieux populaires, l’image selon laquelle les parkings de cité en sont remplis est une illusion. Dans « Carbone et tôle froissée », article paru en 2015 dans la Revue française de sociologie, Yoann Demoli montre que les classes populaires possèdent plus souvent des voitures anciennes et pas très « propres », mais que les véhicules les plus énergivores appartiennent plutôt aux classes favorisées. Or, l’éco-vignette discrimine les voitures nocives pour la pollution atmosphérique mais pas celles qui contribuent au dérèglement du climat.

Si on tient compte des usages de la voiture, l’orientation de ces mesures en faveur des catégories privilégiées apparaît plus nettement encore. Plus on se situe en haut de l’échelle sociale, plus on roule, plus nos trajets sont fréquents, longs, rapides mais aussi urbains. Il faudrait regarder précisément quelles voitures anciennes et dégradant la qualité de l’air circulent en ville et selon quelles modalités. Car il est probable qu’il y en ait peu, les vieux véhicules étant détenus par des habitants des zones périurbaines ou rurales n’ayant pas les moyens de se déplacer souvent en ville avec leur voiture… Il reste que c’est un attribut des classes populaires qui est ici stigmatisé au profit des intérêts (des) dominant(s).

L’éco-vignette renvoie en effet à une réflexion sur la qualité de l’air et le cadre de vie. Le sociologue Luc Boltanski a montré en quoi la préoccupation des classes bourgeoises pour l’écologie s’était, dès les années 1960, développée afin de protéger leurs espaces en les gardant sains, attractifs et ainsi rentables sur le marché de l’immobilier. Donc les politiques de réduction des voitures en ville s’inscrivent aussi dans une logique de mise en compétition des villes. Ce qui peut alors surprendre, c’est que le principe de l’éco-vignette n’a rien de nouveau puisqu’en 1998 on avait déjà les pastilles vertes. C’est une mesure durable et qu’on recycle tous les dix ans, ce qui en dit long sur le manque d’imagination en matière de lutte contre la pollution automobile.

Ce manque d’imagination est-il dû à un manque de volonté politique ? À la pression d’intérêts économiques ?

Le traitement politique de l’environnement fait, depuis les années 1980, la part belle aux logiques incitatives cherchant à agir sur les comportements individuels. Ce gouvernement des conduites peut donner le sentiment d’un retrait de l’État, mais il s’agit en fait d’une modalité d’intervention spécifique de la force publique dans la régulation économique. Dans les années 2000, les transformations managériales des ministères revalorisent ce type de mesures, facilement quantifiables, évaluables, visibles, rapides à mettre en œuvre et peu coûteuses.

On ne réglera pourtant pas la question de la pollution de l’air en vidant les centres-villes de voitures mais en posant plus largement la question de la réduction de l’automobilité dans nos modes de vie. L’éco-vignette arrive alors même que l’on supprime les zones ferrées secondaires, ou sans que soit franchement posée la question du fret et de la circulation de poids lourds. Un autre enjeu mis de côté est celui des rythmes de déplacement des hommes et des marchandises. Donc, l’éco-vignette est emblématique des mécanismes de dépolitisation qui, en se centrant sur les individus et en pariant sur le progrès technologique de voitures « propres », détournent l’attention des structures et principes qui régissent nos modes de vie et notre organisation sociale.

Est-ce à dire que l’éco-vignette fait le jeu du capitalisme vert ?

Oui, car on ne peut pas s’en tenir à une réflexion sectorielle. D’abord, les problèmes sont détachés les uns des autres, puis ils sont saucissonnés. Or, il faut penser les interdépendances entre les nuisances pour s’apercevoir qu’elles ont des causes multifactorielles et systémiques. Le défi écologique consiste à retrouver une vision globale des problèmes en assumant et en inventant des langages idéologiques tournés vers l’avenir mais ne faisant pas table rase du passé.

L’action individuelle ne peut-elle pas être, aussi, une forme de réponse à la défaillance des politiques publiques ?

La morale éco-citoyenne a été faite par et pour une petite bourgeoisie. Mais tout le monde n’a pas les moyens de l’éco-citoyenneté ! Les dispositifs qui incitent à « faire sa part » s’appuient de surcroît sur des dispositions au calcul, sur un éthos comptable et prévoyant que l’on rencontre davantage chez les CSP+. Or, ce sont précisément ces manières capitalistes d’organiser nos vies qu’il faut combattre collectivement si on veut prendre l’environnement au sérieux. On ne peut pas juste être écolo dans son coin. Il est urgent d’articuler le verdissement de nos modes de vie à des mobilisations collectives qui assument une certaine conflictualité.

[^1] Raisons d’agir, 2015.

Jean-Baptiste Comby Sociologue

Écologie
Publié dans le dossier
Pollution : Une inertie criminelle
Temps de lecture : 5 minutes

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