Afrique : Le génocide oublié

Le Mémorial de la Shoah retrace l’extermination de peuples africains par les colons allemands, premier massacre de masse du XXe siècle.

Jean-Claude Renard  • 15 février 2017 abonné·es
Afrique : Le génocide oublié
© Photo : Collection J.B. Gewald/Courtesy of Vereinigte Evangelische Mission Archiv, Wuppertal.DR.

« Vernichtungsbefehl. » C’est, en allemand, « l’ordre de destruction » prononcé par le général Lothar von Trotha, le 2 octobre 1904 : « Le peuple Herero doit quitter le territoire. Si la populace ne s’exécute pas, je l’y forcerai à coups de Groot Rohr [canon]. À l’intérieur des frontières allemandes, tout Herero, avec ou sans arme, avec ou sans bétail, sera fusillé. Je n’accepterai plus désormais ni les femmes ni les enfants, je les renverrai à leur peuple ou les laisserai abattre. »

Les Herero, c’est ce menu peuple pastoral vivant dans le Sud-Ouest africain, -correspondant aujourd’hui à la Namibie, avec d’autres tribus, comme les Nama, les Basters ou les Damara, toutes sous la domination d’un protectorat allemand instauré en 1884. Un protectorat du IIe Reich qui tente de s’imposer brutalement, malgré quelques traités passés avec les communautés locales. Au fil des années, jusqu’en 1904, se sont succédé hauts commissaires et généraux, tensions et exactions, jusqu’à un premier massacre, en 1893, de 75 femmes et enfants nama.

Nommé « grand général du puissant Kaiser allemand », Lothar von Trotha arrive avec plusieurs milliers d’hommes en juin 1904 pour mettre de l’ordre dans cette colonie, mater les rébellions et les soulèvements. Principaux visés, les Herero. Il débarque avec la réputation d’avoir orchestré les violences au Togoland et en Chine pendant la guerre des Boxers. Le jour même de la publication de son ordre de destruction, il écrit dans un courrier que « c’était, et c’est aujourd’hui encore, ma politique que d’appliquer cette force par la terreur absolue, voire la cruauté. Je détruirai les tribus rebelles en versant des torrents de sang et d’argent ».

Cette destruction, il s’y est déjà vite employé, poussant à la fuite dans le désert des milliers de Herero, condamnés à mourir de déshydratation ou exécutés sauvagement par des soldats dont la haine raciale a été alimentée outre-Rhin par les rumeurs de la cruauté des Herero. Même les civils qui ne participent pas aux combats sont massacrés. Lorsque l’ordre est levé, après l’intervention de missionnaires, les survivants, hommes, femmes et enfants, sont entassés dans des camps de concentration, à Shark Island, à Windhoek ou à Swakopmund, contraints aux travaux forcés. Leurs terres et leur bétail sont donnés aux colons allemands, convaincus de la « supériorité » de leur race.

L’année suivante, en 1905, la tribu Nama subit le même sort, abattue ou internée dans les camps. Dans les abris improvisés, les conditions de vie sont terrifiantes, les jeunes filles sont régulièrement violées. Plusieurs milliers de personnes meurent de maltraitance, de malnutrition, de maladies tropicales. Des crânes de victimes sont expédiés en Allemagne à des fins de recherches scientifiques raciales. Entre 1904 et 1908, 65 000 Herero et 10 000 Nama ont péri. C’est le premier génocide du XXe siècle.

Présentée dans un lieu aussi symbolique que le Mémorial de la Shoah, à Paris (qui s’était déjà penché sur les génocides arménien et tutsi), cette exposition lève ainsi le voile, à l’aide de nombreux documents sur une extermination opérée à l’ère coloniale : des portraits de chefs « rebelles » armés ; des extraits de mandats d’arrêt ; des femmes herero en costume traditionnel ; des Nama exposés dans les zoos humains à Berlin ; la une du Petit Journal du 17 avril 1904, représentant les répressions de la police impériale contre les opposants aux colonies ; des vignettes publicitaires sur les paquets de cigarettes, affichant des Herero en cruels guerriers massacrant d’innocents Allemands ; un camp de concentration où s’additionnent de frêles tentes ; des images de fermes et de huttes incendiées, de prisonniers entourés d’une patrouille à cheval, de Herero décharnés retrouvés dans le désert, de soldats de « la force de protection » posant pour la photo souvenir, de Nama capturés, de malheureux enchaînés ou attelés à la construction d’un chemin de fer…

Quelques portraits, notamment Hendrik Witbooi, capitaine des Nama, fusil en main, et beaucoup de scènes quotidiennes, d’images de groupes prises de loin (de qualité moyenne), révélant des opérateurs encore harnachés d’un matériel trop encombrant pour se rapprocher du sujet. Il n’y a pas, ou quasiment, de ces images terrifiantes concernant d’autres tragédies. C’est un génocide le plus souvent photographié à distance.

C’est peu dire de cette exposition qu’elle est exceptionnelle. Exceptionnelle par son poids d’horreur décliné au fil des archives, par son caractère historique méconnu. Et pour cause. Au cours de la Grande Guerre, en 1915, le Sud-Ouest africain passe sous mandat britannique. Les autorités décident de rassembler les preuves des massacres (correspondances, ordres, registres, témoignages de survivants et photographies) dans un rapport officiel, le Blue Book. Il ne sera jamais diffusé, les Britanniques préférant éviter de voir les Allemands enquêter sur leurs propres crimes commis lors de la guerre des Boers, à la fin du XIXe siècle. Puis, longtemps sous le joug de l’Afrique du Sud, la Namibie n’obtient son indépendance qu’en 1990. C’est alors que ce nouvel État entame une politique du souvenir.

En 2001, les Herero déposent une plainte contre le gouvernement allemand. Des crânes et des restes de victimes sont rapatriés en 2011. Quatre ans plus tard, l’Allemagne reconnaît enfin officiellement les crimes comme « génocide »… Plus d’un siècle après, les grandes fermes namibiennes sont toujours aux mains des Blancs.

Le premier génocide du XXe siècle : Herero et Nama dans le Sud-Ouest africain allemand, 1904-1908, Mémorial de la Shoah, 17, rue Geoffroy-l’Asnier, Paris IVe, jusqu’au 12 mars.

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