Ladj Ly : « Jeunes et policiers sont les misérables »
Dans « Les Misérables », primé au festival de Clermont-Ferrand, Ladj Ly donne à voir la réalité d’un quartier de Seine-Saint-Denis sur fond de violences policières.
dans l’hebdo N° 1442 Acheter ce numéro
Les tours du quartier des Bosquets à Montfermeil défilent par les vitres de la voiture sous les yeux d’un flic de la BAC (brigade anticriminalité), interprété par Damien Bonnard. C’est son premier jour ici. Surnommé Pento par ses deux coéquipiers, il s’apprête à vivre son « baptême du feu ». La voiture rôde entre les bâtiments, les policiers cherchent un prétexte pour passer à l’action. Après avoir haussé le ton sur une jeune fille de 15 ans pour quelques grammes de shit, et en allant jusqu’aux allusions sexuelles, ils décident de passer aux choses sérieuses. Il faut montrer au petit nouveau ce qu’est une vraie interpellation. « Ouais, je vais m’adapter ! », lance Pento, bouillonnant.
Mais le contrôle suivant tourne mal, et la scène de passage à tabac est filmée par trois enfants qui jouaient avec un drone sur le toit d’un immeuble.
Le deal dans la cité, les liens entre les forces de l’ordre et les civils, la pression entre les agents de la BAC, l’excès de corporatisme, les dénonciations des violences policières mais aussi les arrangements pour les passer sous silence… Les Misérables dépeint avec authenticité le quotidien de tous les protagonistes des Bosquets. Armé de sa caméra, Ladj Ly arpente les profondeurs de sa cité depuis plus de vingt ans et en connaît tous les recoins, les habitudes, les écueils aussi. Ce qui lui permet de donner vie à un premier court-métrage criant de vérité, dans lequel on retrouve l’acuité de ses documentaires en immersion, comme 365 jours à Clichy-Montfermeil. Un écho fortuit mais poignant à l’actualité, rappelant le sort qu’ont connu Adama Traoré, Théo et tous les autres.
Comment est né ce projet de court-métrage Les Misérables ?
Ladj Ly : En 2008, je faisais du copwatching, c’est-à-dire que je filmais les policiers pendant leurs interventions, et j’ai assisté un jour à une bavure policière. J’ai posté la vidéo sur Internet et elle a fait grand bruit. Une enquête de l’IGS (Inspection générale des services de la police nationale) a été lancée et les policiers ont été condamnés. C’est le point de départ du court-métrage. Il est vrai que ça coïncide avec l’actualité, mais, bien sûr, ce n’est pas voulu, car j’ai commencé à travailler dessus il y a un an et demi.
Après des documentaires, avec le collectif Kourtrajmé, cette fiction est-elle un grand pas pour vous ?
C’est mon premier court-métrage produit en mode cinéma, avec un vrai budget et une équipe, tourné en pellicule 16 mm. J’avais plutôt l’habitude de prendre une caméra, puis de partir et de tourner, et aussi de gérer l’écriture, la réalisation, la production, la post-prod…
Même s’il y a toujours l’énergie de Kourtrajmé et les acteurs avec lesquels nous avons l’habitude de tourner, cette fois j’ai coécrit avec Alexis Manenti, et ce sont les Films du Worso (producteurs d’Alain Guiraudie et de Joachim Lafosse) qui ont produit le film.
Dans vos précédentes productions, vous choisissiez plutôt le regard des jeunes des cités. Pourquoi avoir décidé de suivre le premier jour d’un policier pour cette fiction ?
J’ai voulu inverser un peu les rôles, me mettre dans la peau des flics que je côtoie depuis des décennies. Je me mets à leur place : venir tourner tous les jours dans une cité comme celle-là ne doit pas être facile pour eux. Je ne suis pas là pour les protéger, mais j’essaie d’être le plus juste possible. Pour moi, les misérables, ce sont les jeunes des cités et les policiers. Nous sommes confrontés à ces contrôles depuis notre plus tendre enfance, alors je n’ai pas eu besoin de travailler avec des brigades. Je me suis plutôt inspiré de l’expérience de la vie et de reportages sur la BAC. Mais j’ai aussi voulu montrer les liens qui existent entre les jeunes des cités et les policiers. On n’en parle pas forcément, ou les gens ne le savent pas vraiment, mais ils existent. Quand cela fait des années qu’ils se fréquentent, il y a forcément du dialogue, des liens qui se créent, et pas seulement de la répression.
D’où vous vient cette passion de l’image ?
Nous avons créé le collectif Kourtrajmé en 1996, donc cela fait plus de vingt ans que nous mettons en place des projets artistiques (courts-métrages, clips, documentaires…). Quand Kim Chapiron, Romain Gavras ou Toumani Sangaré tournaient leurs films, je faisais les making of. Puis j’ai participé à mon premier long-métrage en tant qu’acteur, mais je me suis rendu compte que je préférais la réalisation.
J’ai tourné mon premier documentaire, 365 jours à Clichy-Montfermeil, après la mort de Zyed et de Bouna en 2005, en restant dans mon quartier des Bosquets. Le film a eu beaucoup de bons retours, a bien voyagé, mais n’a pas été diffusé à la télévision, car il était hors de question de le dénaturer. Notre travail représente surtout un témoignage de ce qui se passe dans ces quartiers délaissés. Je ne sais pas si cela fait bouger les choses, mais nos images sont vues et suscitent du débat. Il faudrait qu’il y ait encore plus de personnes qui s’impliquent, car l’audiovisuel est un moyen d’expression et une voie à ne pas négliger.
C’est une façon de porter un regard sur la banlieue mais aussi de donner d’autres perspectives d’avenir aux jeunes ?
C’est important que les jeunes se disent que tout est possible, que l’art n’est pas réservé à une élite, que c’est seulement grâce à la volonté et au travail qu’ils peuvent y avoir accès. Aujourd’hui, il n’y a pas grand-chose dans les quartiers pour s’ouvrir à l’art, alors que les gens n’attendent que ça. Je ne compte même plus le nombre de personnes qui me racontent leur envie de faire du cinéma, des films, d’être acteur, de se lancer dans la production ou la photo ! Un projet de Villa Médicis Clichy-Montfermeil est en route depuis des années. Nous le suivons, nous nous sommes rendus à beaucoup de rendez-vous, mais, aujourd’hui, nous sommes en attente. Alors nous montons des projets avec l’association locale Hier pour demain, comme des master class photo ou sur le montage, animées par des professionnels. C’est un moyen de former les gens pour qu’ils deviennent autonomes et puissent ensuite enchaîner sur leurs projets personnels.
Quels sont vos projets à venir ?
Je continue d’écrire, de développer des idées de projets, et certainement un long-métrage lié à tout ce que nous vivons. Mais il faut trouver les financements. En 2015, nous avons lancé une opération de crowd-funding pour un documentaire intitulé Banlieue : dix ans après, racontant le quotidien de ceux qui y vivent par ceux qui y vivent. Malheureusement, nous n’avons pas récolté assez d’argent, mais nous continuons à tourner des images, cela prend plus de temps, mais, quoi qu’il arrive, le film sera fini.
Quel regard portez-vous sur l’évolution des politiques publiques sur la question des banlieues ?
C’est catastrophique, rien n’a bougé ! C’est désastreux de laisser une partie de la population livrée à elle-même alors qu’il existe une vraie force, une vraie richesse dans ces quartiers, dont il faudrait s’emparer pour les élever au plus haut niveau. C’est vrai qu’on a refait les tours, avec les plans de rénovation urbaine, c’est plus joli… mais la misère sociale est toujours là. La base serait de trouver des emplois aux gens, parce qu’ils veulent travailler et vivre dignement. L’histoire se répète.
Elle se répète aussi concernant les violences policières…
De Malik Oussekine en 1986 jusqu’à Adama et Théo aujourd’hui, rien ne change, ce sont toujours les mêmes cibles. Pour Zyed et Bouna, nous avons attendu dix ans pour obtenir justice, et les policiers ont été relaxés.
En ce moment, ça bouillonne dans les banlieues, et je suis inquiet. J’ai l’impression qu’il y a une véritable volonté de mettre le feu dans ces quartiers avant les élections. Je vis toujours aux Bosquets, je suis sur le terrain tous les jours et je vois les provocations, les agressions… Il suffira d’une petite étincelle pour que tout éclate à nouveau.
Les Misérables, Ladj Ly, 15 minutes.