Mineurs isolés étrangers : Des enfants en danger

Accueil insuffisant, non-respect des conventions internationales, procédures absurdes et interminables… La situation des mineurs isolés, en France, relève trop souvent de la maltraitance.

Ingrid Merckx  et  Vanina Delmas  • 1 février 2017 abonné·es
Mineurs isolés étrangers : Des enfants en danger
© Photo : MARTIN BUREAU / AFP

Le 6 janvier, à Châlons-en-Champagne, Denko Sissoko, 16 ans, s’est défenestré. Originaire du Mali, il était hébergé dans un foyer du chef-lieu de la Marne avec soixante-treize autres jeunes étrangers. Il aurait eu peur de la police. Qu’un adolescent qui a traversé le désert, la mer sans savoir nager, puis la Libye avec ses milices et ses prisons, qui a survécu à la soif, à la faim, au froid et aux sévices, finisse par mettre fin à ses jours une fois à l’abri en France est gravement révélateur pour des éducateurs et le Réseau éducation sans frontières (RESF) de la ville. Que pouvait-il craindre de pire que ce qu’il avait déjà subi ? Sinon d’être renvoyé dans un pays qu’il avait quitté plein d’espoir. Sinon d’avoir à recommencer un périple insoutenable.

L’Aide sociale à l’enfance (ASE), chargée des mineurs isolés étrangers (MIE) ou mineurs non accompagnés (MNA) dans chaque département, avait jugé que Denko n’avait pas fait la preuve de sa minorité. Présumé majeur, il avait basculé de la possibilité d’être protégé par les services publics à la clandestinité totale, avec menace d’expulsion du territoire. Le 11 janvier, dans Châlons, une marche blanche lui a rendu hommage et a tenté d’alerter les pouvoirs publics et la population sur les conditions d’accueil des mineurs isolés.

La semaine suivante, quittant les centres d’accueil et d’orientation pour mineurs isolés (Caomi) où ils avaient été conduits après le démantèlement de la jungle, une centaine de jeunes revenaient à Calais, par des températures négatives. Ils avaient quitté le camp la semaine du 24 octobre dans l’idée de se mettre au chaud mais surtout de profiter d’une fenêtre ouverte par les autorités : le Home Office. Ce programme arraché par la France à l’Angleterre devait permettre des regroupements familiaux et des passages vers l’eldorado Outre-Manche. Sauf que la fenêtre s’est rapidement refermée. Les chiffres officiels font état de 860 jeunes admis en Angleterre sur 1 958 demandes.

Les autres, découragés, ont parfois choisi de repartir tenter le tout pour le tout sur la côte d’Opale. « Le Home Office a donné la liste définitive des derniers noms acceptés, sauf que personne n’a reçu de notification de refus, ce qui rend tout recours impossible, explique Pauline, membre d’Utopia 56, association bretonne qui se démène pour soutenir les migrants de la côte et à Paris. Beaucoup ont encore des démarches administratives en cours dans les CAO. Ils veulent tous partir en Angleterre, mais très peu parviennent à passer. » Une dizaine aurait réussi à traverser la semaine dernière. « Dans le département du Nord, leur prise en charge est une véritable catastrophe, ajoute-t-elle. Ceux qui sont revenus sont surtout des Érythréens, tandis que les Afghans restent plutôt dans des petits camps dans les terres. À Calais, ils sont un peu dans la ville et dans la lande où se situait la jungle. Ils veulent se cacher mais se regroupent pour être moins isolés. Nous faisons des maraudes deux fois par jour pour leur apporter des vêtements, des repas chauds, du thé, des sacs de couchage… Il y a une semaine, nous en avons emmené un à l’hôpital car il avait des contractures à l’estomac à cause du manque de nourriture et sa température corporelle était tombée à 36°. »

Théoriquement, tout mineur doit être hébergé par le département dans lequel il s’est présenté, pendant cinq jours au minimum, le temps que les services du conseil départemental évaluent sa minorité et son isolement. En réalité, tous ne sont pas mis à l’abri et les demandes peuvent mettre plusieurs jours à être examinées, notamment à Paris. Pendant ce temps, nombre d’entre eux sont à la rue. Entre les mineurs qui ne connaissent pas leurs droits, ceux qui sont rejetés pour « non-minorité » et ceux dont s’occupent les associations, difficile d’obtenir des chiffres. D’autant que certaines plateformes, celles des organisations qui, par délégation de service public du département, prennent en charge l’évaluation des mineurs étrangers isolés, rechignent à communiquer leurs données. Exemple : le Dispositif d’évaluation pour les mineurs étrangers (Demie) de Paris, géré par la Croix-Rouge depuis un an. Le 23 janvier, l’Adjie (Accompagnement et défense des jeunes isolés étrangers) a directement mis en cause cette structure : « Depuis septembre 2016, l’Adjie a reçu un nombre croissant de mineurs isolés ayant été éconduits le jour de leur présentation au Demie (52 cas), explique un communiqué. Ils étaient – pour la plupart – en possession de documents d’état civil prouvant leur minorité et dont l’authenticité n’a pas été contestée (pour 31 d’entre eux). Parmi eux, certains provenaient du centre humanitaire de La Chapelle, où ils ne peuvent être hébergés en raison de leur minorité. À de nombreuses reprises, les membres de l’Adjie se sont rendus au Demie et ont pu constater cette pratique manifestement illégale. » Délégué national Enfants et familles de la Croix-Rouge française, Thierry Couvert-Leroy n’a pas souhaité réagir à ce communiqué.

« Nous avons organisé une veille devant le Demie pendant une semaine avec des avocats de l’antenne des mineurs du barreau de Paris, qui ont créé un pôle spécifique pour les MIE, et nous avons constaté un certain nombre d’irrégularités », renchérit Me Catherine Delanoë-Daoud. Dans un article paru en janvier 2016 dans l’AJ Pénal, revue destinée aux praticiens, cette avocate, avec ses consœurs Béatrice de Vareilles-Sommières et Isabelle Roth, dénonce : « En théorie, les MIE devraient relever des dispositifs de droit commun de la protection de l’enfance. Mais, en réalité, ils sont soumis à un système dérogatoire créé à leur intention […]. Le jeune écarté du dispositif de l’ASE en raison de la contestation de sa minorité, se trouve donc “coincé” : l’ASE le considère comme majeur, mais la justice administrative le déclare incapable de contester la décision qui lui fait grief. »

Le jeune n’a donc plus d’autres choix que de se tourner vers le juge pour enfants. En 2014, selon le ministère de la Justice, les MIE représentaient 6  % des 150  000 enfants pris en charge par l’ASE. Pour le premier trimestre 2016, il y aurait autant de MIE que pour la totalité de l’année 2015. Les départements sont surchargés. En Seine-Saint-Denis, les MIE représenteraient environ 15 % des effectifs de l’ASE, d’après Ludovic Lamy, directeur adjoint du service Enfance et famille du conseil général 93. « Paris reste la ville la plus accueillante », estime Me Delanoë-Daoud.

« Plus de 10  000 demandes de protection ont été comptabilisées en 2016, et moins de la moitié ont fini par être prises en charge par l’ASE », déplore Jean-François Martini, du Gisti, qui décline le palmarès des pires départements : « Paris et la Région parisienne – pratiques dissuasives, pas de notifications de refus, expertises osseuses –, la Loire-Atlantique, où les décisions du parquet ou du juge des enfants ne seraient pas suivies d’effets, la Haute-Garonne, la Manche, l’Ariège, la Marne. » Quelques juges sont connus pour leur « rudesse » vis-à-vis des mineurs étrangers. « Certains refusent même de voir les mineurs en audience au motif qu’ils n’ont pas prouvé leur minorité, même quand ils ont sous les yeux un courrier du jeune indiquant “Je suis mineur et je dors dans la rue”_, et même quand ils ont un acte de naissance,_ détaille Me Delanoë-Daoud. Certains réclament des tests osseux systématiquement en sachant qu’ils ne sont pas fiables – l’Angleterre les a d’ailleurs abandonnés. D’autres font traîner les procédures, qui peuvent durer un an. » Un an de voyage, un an de bataille administrative et la majorité pointe. Fin de la procédure et des espoirs.

« La circulaire Taubira du 31 mai 2013 a tenté de mettre en place un début de cadre national, souligne Corentin Bailleul, de l’Adjie. Depuis, l’État doit financer en partie les cinq premiers jours de mise à l’abri. Mais certains départements considèrent que les mineurs étrangers doivent être pris entièrement en charge par l’État, d’autres pensent qu’ils relèvent du droit commun et que c’est donc du ressort de la protection de l’enfance. » Laquelle ne joue pas réellement son rôle de protection, à en croire les trois avocates dans leur article de l’AJ Pénal : « Devant le tribunal pour enfants, les mineurs isolés étrangers constituent bien une catégorie de justiciables “à part”, qui subissent en raison de leur extranéité et de leur isolement un traitement défavorable par rapport aux autres enfants, dénoncent-elles. Cet état de fait est d’autant plus choquant que la situation des MIE les rend particulièrement vulnérables et les expose aux abus et à la maltraitance (traite des êtres humains, ateliers clandestins de culture de cannabis, prostitution)… »

Triste ironie : le nouveau centre d’hébergement ouvert à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), destiné aux personnes « vulnérables », accueille femmes enceintes et familles, mais pas les mineurs isolés. « J’en connais un qui est parti aux Pays-Bas, témoigne encore Me Delanoë-Daoud. Le jour de son arrivée, il était hébergé en foyer, le lendemain il déposait la demande d’asile. En France, très peu demandent l’asile, contrairement à d’autres pays d’Europe. Et il n’y a pas de système pour désigner un tuteur ad hoc_, ce qui constitue une situation de maltraitance supplémentaire. »_

« Identifiée à la fin des années 1990, l’arrivée de MIE s’est pérennisée en France comme dans les autres États de l’Union européenne », analyse un rapport de l’Igas de juillet 2014. Mais plus le nombre de mineurs arrivant augmente, plus la situation se tend. L’argument financier venant justifier des défauts de prise en charge. Et les mineurs s’enlisent dans les procédures : demande à l’ASE, recours devant le juge des enfants, procédure d’appel pour un délai moyen de six mois, pendant lesquels le jeune est bien souvent à la rue…

Depuis quelques mois, des collectifs s’organisent pour héberger ces jeunes. « Sur la quinzaine qui fréquentent l’accueil de jour quotidiennement, pas un n’est à la rue actuellement, se réjouit Séverine Canale, de Hors la rue. Ils arrivent en ayant dormi et le ventre plein. Ça change tout ! Avant, quand nos locaux fermaient à 17 heures, ils partaient dehors avec un sac de couchage. Quand on ouvrait à 9 heures, ils ne pensaient qu’à une chose : s’allonger pour dormir au chaud… » Difficile de mettre en place un accompagnement éducatif, psychologique et médico-social dans ces conditions. « Alors que notre objectif, c’est de leur permettre de se poser, insiste Guillaume Lardanchet, de Hors la rue. Pour qu’ils puissent réfléchir à leur situation, parler de ce qu’ils ont vécu… » « Mais aussi pour qu’ils puissent prendre un moment pour redevenir des enfants, même s’ils ont des responsabilités d’adulte en difficulté », complète Séverine Canale.

Le 27 janvier, le RESF de Châlons a diffusé un communiqué intitulé : « Protection de l’enfance ou atteintes aux droits de l’enfance en bande organisée ? » Signé, entre autres, par le Gisti, RESF 51, le Collectif Mandela 74, Solidaire Marne, l’Association pour la défense des MIE et La Boussole 02, il liste tous les manquements répertoriés au foyer Bellevue. Mais qui pour protester ? Et sur quels leviers agir en premier ? « La fameuse évaluation sociale, tranche Me Delanoë-Daoud, qui a été pensée comme “clé de voûte” du système et pluridisciplinaire, alors qu’elle est faite à la va-vite, parfois sans traducteur ni personne compétente pour la conduire. » « On devrait les accompagner dans leur recherche de documents plutôt que de les laisser seuls en charge d’une quête impossible, qui en fait des proies faciles pour les réseaux », ajoute Guillaume Lardanchet.

Le 29 août 2014, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, a rendu une décision forte concernant les MIE après avoir été saisi de plus d’une quarantaine de situations_. « Ce texte permet de légitimer nos actions et nos revendications_, estime Jean-François Martini. Si le Défenseur des droits s’empare d’un dossier, c’est que les faits sont avérés et nous sommes moins seuls. » Un avocat raconte que le Défenseur des droits a soutenu un de ses jeunes clients. Ce dernier a quand même reçu une décision de transfert de département. L’avocat a fait appel, et le jeune a pu rester dans son collège, son environnement et avec ses amis. Mais quand il a été convoqué par le secteur éducatif pour mineurs non accompagnés, il s’est fait réprimander violemment parce qu’il n’était pas parti. « Lui qui est si bon élève, si soucieux de bien faire, si bien intégré, il ne comprenait pas, il en tremblait…,raconte l’avocat. C’est du harcèlement ! Heureusement qu’il était accompagné ce jour-là. Sinon, il s’effondrait… »

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