Sahara occidental : « Le Maroc est une puissance occupante »
Le Royaume refuse à Claude Mangin-Asfari, une Française mariée à un militant sahraoui emprisonné, de rendre visite à son mari, dont le procès en appel est en cours à Rabat-Salé.
dans l’hebdo N° 1442 Acheter ce numéro
Professeure d’histoire-géographie en région parisienne, Claude Mangin-Asfari est mariée depuis 2003 à Ennaâma Asfari, l’un des leaders de la lutte pour l’indépendance et l’autodétermination du Sahara occidental (SO), occupé par le Maroc depuis 1975. Elle a été expulsée une première fois du Maroc le 19 octobre, puis une seconde le 6 février.
Comment s’est déroulé votre dernier – très court – séjour au Maroc ?
Claude Mangin-Asfari : Depuis six ans et demi, je me rends tous les quatre mois à Rabat-Salé, à la prison, pour voir Ennaâma. Mais, le 19 octobre, j’ai été refoulée et on m’a remis un document d’interdiction du territoire marocain, sans autre motif. Sur les conseils du chef de cabinet du Quai d’Orsay, qui m’a reçu à mon retour à Paris, j’ai alors écrit à l’ambassade du Maroc pour demander officiellement que soit retrouvée l’autorisation que j’avais obtenue fin 2010 pour rendre visite à mon mari après son incarcération. Sans réponse, j’ai décidé de retenter ma chance au cours des vacances de février. Là, j’ai été bloquée dans la zone internationale de l’aéroport de Casablanca, où j’ai passé la nuit sans couverture dans un froid de loup, et j’ai dû reprendre l’avion le lendemain matin, 6 février, pour Paris. Mon interprétation de ces mesures d’expulsion est que les autorités marocaines se vengent en quelque sorte des plaintes pour torture que nous avons déposées, avec nos avocats, contre elles.
Quelles plaintes avez-vous déposées et quelles sont les procédures en cours ?
Ennaâma Asfari, militant des droits humains
Fondateur du Comité pour le respect des libertés et des droits humains au Sahara occidental (Corelso), Ennaâma Asfari a été condamné en 2013 à 30 ans de prison par un tribunal militaire marocain. Son crime : avoir dirigé la lutte collective du camp de Gdeim Izik quand, à l’automne 2010, dans la banlieue de Laâyoune, capitale du SO, 20 000 Sahraouis s’installent aux portes du désert sous leurs tentes traditionnelles pour protester contre les discriminations politiques et économiques dont ils sont victimes dans leur propre pays. Ce « camp de la liberté et de la dignité », décrit par Noam Chomsky comme la « première lutte des printemps arabes », est démantelé à partir du 8 octobre 2010 par les militaires marocains, avec plusieurs morts lors de la résistance des Sahraouis. Ennaâma Asfari, pourtant enlevé la veille par la police, et ses 24 compagnons sont accusés du meurtre de onze gendarmes et auxiliaires de police durant l’assaut, et ont signé des aveux après plusieurs jours de tortures. Depuis, le combat de son épouse, Claude Mangin-Asfari, s’est déplacé sur le terrain judiciaire, ponctué par les visites à son mari lors des vacances scolaires. Jusqu’à ce qu’elles lui soient récemment interdites.
Mais vous avez aussi fait un recours en cassation au Maroc contre le jugement du tribunal militaire de février 2013…
Absolument. Et cela a été à la fois une grande surprise et une grande victoire. Trois ans après le procès, les juges de la Cour de cassation marocaine ont déclaré qu’il n’y avait pas de relation de causalité pour les faits reprochés aux accusés et qu’il n’y a pas de preuves matérielles de leur culpabilité pour la mort des policiers ou militaires tués lors du démantèlement du camp, que les noms et les fonctions de ces victimes n’étaient pas mentionnés, et qu’il n’y a pas eu d’autopsie de leurs corps. Ils écrivent en somme que le dossier est totalement vide ! Et terminent en disant que les condamnés doivent passer en appel. Ce qui n’est pas logique puisque, si le dossier est vide, comme ils le disent, ils auraient dû les relaxer, quitte à ordonner une nouvelle enquête et à les convoquer éventuellement à un autre procès sur de nouvelles bases. Ils justifient la convocation devant une cour d’appel civile par le fait que les tribunaux militaires – sans procédure d’appel, donc – ont été supprimés par la nouvelle Constitution marocaine de 2011, ratifiée par le Parlement en 2015.
Vous avez donc été empêchée d’entrer au Maroc à la veille du procès en appel…
En effet. Le procès en appel a commencé le 26 décembre, s’est poursuivi du 23 au 25 janvier et doit reprendre le 13 mars. Le fait nouveau est que nous avons décidé de plaider le droit international humanitaire. Quand je dis « nous », il s’agit notamment de l’Acat, avec nos avocats français, qui ont obtenu le droit d’être au procès, de nos avocats marocains et sahraouis, en accord avec les prisonniers politiques en cause, la République arabe sahraouie démocratique (RASD) et le Front Polisario. Car la RASD et le Maroc sont tous les deux signataires de la Convention de Genève. Le Maroc l’a signée en 1958, et son Parlement l’a ratifiée en 2011 ; il est donc obligé de l’appliquer.
L’enjeu principal n’est pas le procès en tant que tel, mais de faire reconnaître que le Maroc est puissance occupante du SO, alors qu’il est toujours considéré comme « puissance administrante de facto d’un territoire non autonome » ! Or ces termes n’ont aucun fondement juridique. Enfin, le 26 décembre, notre avocat, Joseph Breham, n’a cessé d’être interrompu dès qu’il évoquait la condamnation pour torture par le Comité ad hoc de l’ONU à Genève, et le mot « torture » n’était jamais traduit en arabe. Mais l’une de nos avocates a réussi à prononcer les mots de « Sahara occupé », avant d’être interrompue, insultée, humiliée, et l’audience suspendue. C’est pourquoi il faut absolument qu’à l’audience du 13 mars il y ait des journalistes étrangers, notamment français, qui racontent ce qui va se passer.
Aujourd’hui, comment se portent Ennaâma et ses codétenus ?
Malgré l’emprisonnement, et bien qu’ils aient été changés de prison après la décision de la Cour de cassation sans raison officielle, où les visites des familles ont été extrêmement limitées, et que je n’ai pu, pour ma part, voir mon mari depuis plus de huit mois, ils sont pleins d’espoir. Car ce procès leur donne une tribune. Bien sûr, ils voudraient être libres, mais ils savent que ce procès est plus important que leur libération. Car c’est l’aboutissement de leurs six ans et demi d’emprisonnement. Mais il faut dire surtout que, le 12 décembre dernier, le Maroc a été condamné, à la suite de notre saisine à Genève avec l’Acat, pour faits de torture par le Comité contre la torture de l’ONU.
Tout ceci intervient dans un contexte géopolitique africain particulier. Depuis la création en 1983 de l’Union africaine (UA), le Maroc a toujours pratiqué la politique de la chaise vide, du fait que la RASD en est l’un des membres fondateurs. Or le Maroc tente aujourd’hui de revenir y siéger…
Le roi du Maroc, désireux de faire acter sa demande d’adhésion à l’UA, s’est rendu à Addis-Abeba, en Éthiopie, à l’assemblée générale de l’UA, il y a deux semaines et… a siégé dans la même salle que Brahim Ghali, le président de la RASD – alors même que le Maroc nie son existence depuis près de 42 ans d’occupation du SO ! Cette présence est le résultat d’une intense activité diplomatique de Rabat sur tout le continent. Pour autant, le Maroc n’est pas encore membre de plein droit, car il y a une procédure à suivre. Ce n’est pas encore un fait acquis. Le Maroc étant puissance occupante du SO, dernière colonie d’Afrique, bon nombre d’États africains, tous anciens colonisés, ne veulent pas entériner cet état de fait. Or, certains pensent que le Maroc souhaite entrer à l’UA pour essayer de limiter l’action du rapporteur spécial pour le SO que l’UA a nommé auprès de l’ONU il y a deux ans.
Claude Mangin-Asfari Professeure d’histoire-géo, mariée à Ennaâma Asfari, emprisonné au Maroc.