Souffrir sans dolorisme

Dans Mes mille et une nuits, Ruwen Ogien considère l’état d’un malade du cancer en termes philosophiques, à partir de son expérience personnelle.

Christophe Kantcheff  • 8 février 2017 abonnés
Souffrir sans dolorisme
© photo : JLPPA/Bestimage

Philosophe analytique de grand talent, ayant notamment travaillé sur l’éthique, auteur de plus d’une vingtaine de livres, Ruwen Ogien a changé d’avis sur un sujet qui ne laisse indifférent aucun amateur de littérature : « Jusqu’à présent, je n’étais pas persuadé […] que les bénéfices conceptuels des détours par la fiction ou l’essai littéraire étaient suffisamment importants pour justifier qu’on y fasse appel dans une recherche philosophique. En composant ce livre, j’ai eu le sentiment inverse. »

Ruwen Ogien écrit ces phrases dans Mes mille et une nuits, sous-titré La maladie comme drame et comme comédie, livre extraordinaire à tout point de vue. Au printemps 2013, on lui a diagnostiqué un cancer du pancréas. C’est l’état d’un homme – lui-même – aux prises avec cette maladie, qu’il considère en termes philosophiques. Cet essai, profondément nourri par son expérience personnelle, est le premier que Ruwen Ogien publie de la sorte. Pour autant, Mes mille et une nuits ne bifurque pas de sa pensée, qui place la liberté des individus au premier plan. Mais pas seulement : comme La Liberté d’offenser. Le sexe, l’art et la morale (La Musardine, 2007) ou La guerre aux pauvres commence à l’école. Sur la morale laïque (Grasset, 2013), il s’agit aussi d’un geste politique.

Si Mes mille et une nuits est largement de nature autobiographique, il s’appuie sur un foisonnement de textes littéraires qui ont la maladie au centre. Parmi eux, une pièce maîtresse devenue un classique : Mars, de Fritz Zorn, publié en 1977. Le récit introspectif d’un jeune Suisse issu d’une bourgeoisie austère et conventionnelle, pour qui le cancer dont il est atteint devient le motif d’un combat contre tout ce qui l’a contraint. Ruwen Ogien en cite ce passage : « Cela dit, la question du cancer se présente d’une double manière : d’une part, c’est une maladie du corps, dont il est bien probable que je mourrai prochainement, mais peut-être aussi puis-je la vaincre et survivre ; d’autre part, c’est une maladie de l’âme, dont je ne puis dire qu’une chose : c’est une chance qu’elle se soit enfin déclarée. Je veux dire par là qu’avec ce que j’ai reçu de ma famille au cours de ma peu réjouissante existence, la chose la plus intelligente que j’ai jamais faite, c’est d’attraper le cancer. » Tout le travail philosophique déployé dans Mes mille et une nuits consiste à réfuter l’idée que le cancer puisse être considéré comme « une chance ».

Cette pensée n’est pas aussi rare qu’on pourrait le croire. Elle réside au cœur d’une idéologie, le dolorisme, dont l’influence est encore présente, y compris dans la pratique médicale. À l’origine, il y a les questions que l’on ne manque pas de se poser, quand on est atteint d’une grave maladie, sur le « sens » de celle-ci. « Un accident dont je ne suis aucunement responsable ou une atteinte plus ou moins volontaire à moi-même ? […] Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ?… » Des interrogations touchant à la « métaphysique “existentielle” », dont Ruwen Ogien constate, à son corps défendant, qu’elles surgissent inexorablement.

Mais ce sont les réponses données à ces questions qui s’avèrent problématiques. Celles-ci induisent qu’au-delà des causes susceptibles d’expliquer le déclenchement d’un cancer, on peut en trouver des raisons et en déduire des vertus positives.

« Le dolorisme, écrit l’auteur, insiste sur les bénéfices intellectuels et moraux que nous sommes censés pouvoir tirer de la souffrance et de la maladie : détachement à l’égard de la vie matérielle, plus grande disponibilité à penser, à s’élever spirituellement, à se perfectionner personnellement, etc. » Rien n’est moins fondé. Exemple : souffrir n’épargne pas des préjugés racistes, rappelle Ruwen Ogien. Il dénonce aussi la psychologie « positive », dont la notion de résilience est un des piliers, car « elle tend à culpabiliser tous les défaitistes en pensée, tous ceux qui n’ont pas la force ou l’envie de surmonter leur désespoir ». De telles positions amènent à favoriser une cruauté sociale, qui occulte ce qu’endurent les personnes atteintes de maladies graves, et le paternalisme médical. Elles restent pourtant ancrées dans les esprits, y compris dans la culture populaire : le philosophe rappelle, non sans sourire, ce titre nietzschéen d’une chanson de Johnny Hallyday : « Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts. »

Ruwen Ogien parvient en effet à maintenir un certain détachement humoristique tout en ne cachant rien du désastre intime que provoquent le cancer dont il souffre et les traitements qui le combattent. Il parle de ce sentiment d’être devenu un « déchet social » (à l’instar d’un vieux chômeur, précise-t-il), que le patient s’efforce de compenser en essayant de paraître au mieux face aux soignants, afin de conserver leurs bonnes grâces. Toujours pour contrer les méfaits du dolorisme, il publie telles quelles ses notes prises au jour le jour de ses chimiothérapies à répétition (et même « à perpétuité »), dont la crudité sans concessions disqualifie toute tentative de « romantisme ».

Sa vie quotidienne l’entraîne loin des hautes sphères de l’introspection ou des rives de la sublimation de soi. « Les patients atteints d’une “affection de longue durée”, qu’ils soient hospitalisés ou pas, qu’ils soient philosophes ou non, sont souvent accaparés par la recherche des moyens de survie matérielle », écrit Ruwen Ogien en forme de retour sur terre. Dans Mes mille et une nuits, il persiste à combattre toute illusion quand son propre besoin de consolation n’a jamais été aussi considérable. Signe non d’un stoïcisme, mais d’un engagement éthique et philosophique résolument vital.

Mes mille et une nuits, Ruwen Ogien, Albin Michel, 251 p., 19 euros.

Littérature
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