Avignon ne veut plus de Veolia
Grâce à l’action de citoyens, le distributeur, condamné quatre fois pour des pratiques illégales, pourrait ne pas être reconduit. Teportage
dans l’hebdo N° 1445 Acheter ce numéro
Plaignants, militants, avocats : ils étaient dix-sept installés côté tribune pour nourrir la conférence de presse organisée par le Collectif de l’eau, mardi 7 mars à l’hôtel Bristol d’Avignon. À l’image de la ténacité de cette mobilisation, l’une des plus efficaces face aux dérives de la privatisation des services de l’eau en France. La semaine précédente, la Cour de cassation désavouait par deux fois la Société avignonnaise des eaux (SAE), qui contestait sa condamnation à la suite des plaintes de dix-huit usagers.
La compagnie, filiale du géant Veolia, chargée par délégation de service public de la distribution de l’eau et de l’assainissement de la ville, avait été sanctionnée une première fois le 4 janvier 2016. L’affaire concernait des clients raccordés au tout-à-l’égout mais disposant d’un forage pour leur consommation d’eau. Par alignement avec les abonnés à l’eau potable, la SAE ajoutait indûment une part fixe à leur facture d’assainissement. Montant du préjudice : 210 euros sur cinq ans.
L’irrégularité, d’autant plus évidente que deux communes voisines de la ville y échappaient, affecte quelque 700 « foreurs » de la communauté d’agglomération du Grand Avignon, sous contrat avec la SAE ou deux autres délégataires (Suez et la Saur). « Contactez-nous pour réclamer un remboursement ! », lançait Marie-Odile Ponzio, vice-présidente du Collectif de l’eau, qui regroupe huit associations d’usagers dans le périmètre concerné, lors de la conférence de presse du 7 mars.
Une deuxième décision, en date du 29 février 2016, condamnait la SAE pour défaut de justification du montant de l’abonnement aux services de l’eau. Alors que le code des collectivités exige que ce prélèvement corresponde à des frais fixes, la SAE ne les a jamais justifiés, en dépit de la demande systématique de treize usagers d’Avignon, à l’occasion du paiement de leur facture semestrielle. « J’écris depuis plus de quinze ans, je n’ai jamais eu la moindre réponse », témoigne Yves Reynes. Comme ses co-plaignants, il tiquait sur le montant anormalement élevé de l’abonnement : 103 euros par an. Le Collectif de l’eau a établi des comparaisons : il est 2,3 à 5 fois plus cher que dans treize autres communes de la communauté d’agglomération du Grand Avignon, et il place la ville bonne dernière des 130 scrutées en mars 2015 par le magazine 60 millions de consommateurs. La justice avait constaté au passage que l’entreprise ne respectait pas le règlement établi par elle-même – une pénalité de 23 euros pour défaut de réponse sous huit jours à une sollicitation d’abonné…
« L’arrêt de la Cour de cassation, rendu en quelques lignes seulement, est un véritable camouflet pour la SAE, jubile Arnaud Tribhou, l’un des avocats des plaignants. Une victoire totale qui complète un spectre foisonnant de décisions contraires à l’entreprise, dont l’obstination apparaît ridicule. » Mais tactique : l’avocat relève qu’en cas de défaite le Collectif aurait dû assumer les honoraires du confrère spécialisé dans les procédures de cassation : 8 000 euros, soit deux années de cotisations des 480 adhérents, un coup fatal.
Zehor Durand, avocate historique des militants, accuse les élus du Grand Avignon (qui a désormais compétence en matière d’eau) de collusion avec le délégataire. « Dans l’affaire des forages, la communauté d’agglomération a soutenu la position de la SAE, jugeant que les usagers devaient continuer à payer la part contestée tant que la Cour de cassation ne s’était pas prononcée. Ce sont toujours les usagers qui en font les frais. C’est pourtant la quatrième fois que le délégataire est pris en faute ! »
Car la SAE a également été condamnée en 2016 pour avoir appliqué pendant huit ans des pénalités abusives, et qui pouvaient quadrupler : « Pour des retards de paiement supposés, voire fabriqués, fustige le Collectif. Alors que Veolia n’a jamais daigné payer aux usagers une quelconque pénalité pour n’avoir jamais rempli ses obligations de réponse à leur égard, en dépit d’un règlement qui le stipule noir sur blanc, et que l’entreprise a elle-même rédigé. Un droit, pour elle, n’a pas vocation à être appliqué quand il est en faveur des usagers. »
Enfin, le délégataire a été reconnu fautif dans une affaire particulièrement sensible : les coupures d’eau au domicile des « mauvais payeurs ». En avril 2016, la SAE a été condamnée pour « lentillage » d’une famille en difficulté. Cette pratique, qui consiste à réduire fortement le débit d’eau d’un usager, a été rendue illégale par la loi Brottes de 2013. Marc Fazio, salarié de la SAE, a été licencié cette année-là pour avoir dérogé aux consignes de son employeur concernant les impayés. Il témoigne d’un durcissement délibéré. « Alors qu’il était admis que les agents avaient latitude pour discuter avec les usagers et tenter de récupérer un chèque, la consigne est devenue impérative à partir de 2009 et 2010 : on devait systématiquement couper l’eau. » Il n’a pas pu s’y résoudre. La justice a confirmé son licenciement en première instance. L’appel sera examiné fin mars. Il espère que sera prise en compte son attitude de « précurseur », alors que la loi Brottes était sur le point d’être adoptée.
La confirmation des condamnations de la SAE intervient alors que le Grand Avignon doit se prononcer en juillet prochain sur le mode de gouvernance de l’eau qu’il souhaite adopter pour les années à venir : le contrat de la filiale de Veolia arrive à échéance fin 2018, et la délibération de la communauté d’agglomération s’appliquera par la suite aux contrats des autres délégataires intervenant sur le secteur. En septembre 2014, les élus de la majorité avignonnaise (gauche) votaient pour un retour en régie municipale, confirmant la promesse électorale de la maire socialiste Cécile Helle, élue six mois auparavant. « Il y a un budget de 21 millions d’euros à récupérer en gestion publique !, appuie Marcelle Landau, présidente du Collectif de l’eau, qui milite ardemment en faveur de cette option. Mais, depuis, la maire reste très discrète sur le sujet : elle ne veut pas aller au conflit… » Jean-Marc Bluy, élu Mouvement républicain et citoyen (MRC) au sein de la majorité avignonnaise, et membre du conseil de la communauté d’agglomération, ne le dément pas, arguant de « jeux d’équilibre », car la droite, majoritaire au sein du Grand Avignon, est favorable au maintien d’une délégation de service public (DSP). « C’est un dossier délicat dont il faut tenter d’évacuer la dimension idéologique, car le rapport de force ne nous est pas favorable. » Et certains appuis au sein du Grand Avignon, « qui redistribue beaucoup d’argent », se gagnent par le donnant-donnant, convient-il. La majorité avignonnaise doit se réunir le 21 mars pour établir sa stratégie.
Autre lieu de débat politique : un groupe de réflexion sur la gouvernance de l’eau créé par le Grand Avignon, regroupant des élus, des techniciens et des représentants associatifs. Mais les suspicions de manipulation trouvent à s’alimenter. « Le président de la communauté d’agglomération, Jean-Marc Roubaud [LR]_, avait dans un premier temps totalement évacué le principe d’auditer la gestion de Veolia ! »_, s’exclame Vincent Delahaye. Élu Front de gauche de la majorité avignonnaise, il se sent « un peu seul » pour défendre l’eau comme « bien commun non marchand de l’humanité ». Notamment depuis que le Collectif de l’eau a été expulsé de ce groupe de réflexion par un courrier du 3 février, où René Trucco, vice-président « Eau et Assainissement » du Grand Avignon, tance les « numéros de posture ou d’engagement dogmatique » des associatifs.
« Quelle capacité à travailler en transparence si l’on éjecte les citoyens dès qu’ils vont mettre le nez dans les affaires publiques ? », s’offusque Vincent Delahaye. Le collectif, qui a accumulé depuis huit ans une somme inédite d’investigations et d’analyses – tarifs de l’eau, pénalités de retard, irrégularités, dossiers juridiques… –, reproche d’ailleurs expressément aux élus « de gober tout ce que le délégataire leur présente, en faillite dans leur mission de contrôle », déplore Marie-Odile Ponzio. L’un des derniers dossiers en date : le choix par le Grand Avignon du cabinet IRH pour éclairer sa lanterne. Les associatifs, qui ont enquêté, nourrissent de sérieux doutes sur son indépendance : consulté par onze collectivités en France, le cabinet a préconisé par dix fois le maintien d’une DSP. « À Dunkerque, IRH fait l’objet d’une plainte pour malversations », souligne la militante.
Jean-Marc Bluy voit se dessiner un compromis : la majorité, au Grand Avignon, semble prête à une société d’économie mixte à opération unique (Semop), nouveau format de partenariat public-privé réputé intermédiaire entre la DSP et la régie. L’idée hérisse pourtant Marcelle Landau. « Enfumage : la Semop peut se révéler pire que la délégation privée ! ». Le travail de fourmi réalisé par les associatifs pèsera cependant dans la décision finale. « Car il existe un consensus, y compris chez nos adversaires politiques, précise Jean-Marc Bluy. Si nous contractualisons de nouveau avec un partenaire privé, sous une forme ou une autre, ça ne pourra plus être Veolia… »