Benjamin Stora : « Critiquer le système colonial, c’est critiquer la République »
L’historien Benjamin Stora analyse les usages de l’histoire par les politiques, et notamment leur volonté de réécrire celle de la colonisation au mépris des faits.
dans l’hebdo N° 1443 Acheter ce numéro
Spécialiste de la guerre d’Algérie et de l’histoire coloniale, Benjamin Stora préside depuis 2014 le conseil d’orientation scientifique du Musée de l’histoire de l’immigration. Il souligne ici l’innovation que constitue, dans une campagne électorale, la déclaration d’Emmanuel Macron sur le colonialisme. Et revient sur les tentations essentialistes qui s’expriment dans la façon dont certains politiques utilisent l’histoire pour dicter un « récit national ».
L’une des dernières prises de position politiques concernant l’histoire est celle d’Emmanuel Macron sur la colonisation, qualifiée de « crime contre l’humanité ». Que vous inspire cette déclaration ainsi que les réactions qu’elle a suscitées ?
Benjamin Stora : Mon sentiment est que, comme toujours, ce n’est jamais le moment de parler de la colonisation. J’ai déjà expliqué cela dans un livre qui s’appelait La Gangrène et l’oubli [1], paru… il y a vingt-cinq ans ! Soit c’est trop compliqué, soit on est trop binaire, soit les mots ne sont pas les bons… Or, cette fois, on en a parlé. On peut évidemment contester la formule, dire que la définition juridique n’est peut-être pas la bonne, mais le fait est que l’on a parlé de la colonisation française sous une forme directe et simple. En disant qu’il y a eu des violences durant la colonisation, que des exactions ont été commises, notamment pendant la conquête coloniale. En effet, on aborde toujours l’histoire coloniale par la fin, par la guerre d’Algérie, en particulier par l’exode des pieds-noirs ou le drame des harkis. Or, il faudrait l’appréhender par le début, observer ses origines. Sinon, la violence est incompréhensible.
La conquête coloniale en Algérie, qui a commencé vers 1832 et s’achève en 1871, soit près de quarante ans de ce qui est en fait la première guerre d’Algérie, a été marquée par des déplacements de populations, des enfumades, des exécutions sommaires massives, et ne s’est pas faite sans mal. Tout cela a été mis au jour par des historiens tels que Charles-André Julien dès les années 1950, puis par Charles-Robert Ageron, Gilbert Meynier, Claude Liauzu ou René Gallissot, pour m’en tenir aux Français. Pour autant, dans l’espace visuel, dans l’espace politique, dans l’espace public, on ne veut pas l’entendre.
Pourquoi est-ce donc si difficile ?
En fait, le nationalisme français, c’est d’abord l’empire colonial, la grandeur de l’empire. Si vous touchez à cela, vous touchez au nationalisme – et le nationalisme français a cette particularité de se dire porteur des Lumières, de la civilisation. Ainsi, vous portez atteinte à la Révolution française et à la République. Quand bien même vous vous limitez aux faits, vous introduisez les ferments d’une crise du nationalisme français. Donc on ne saurait s’en approcher, parce que le nationalisme français émancipe, protège, apporte la civilisation, alors que le nationalisme des autres opprime, il est religieux et il provient des ténèbres ! C’est pourquoi s’attaquer au colonialisme français, c’est s’attaquer au cœur des fondements républicains du nationalisme.
Dans le cas d’Emmanuel Macron, je crois qu’il a énoncé ces faits et la condamnation du système colonial comme une évidence. Et il y a certainement un élément fondamental de génération dans son cas : il n’a pas vécu la période de la guerre d’Algérie, et son jugement relevait pour lui de l’évidence. Or ce n’est pas le cas pour des gens qui ont entre 60 et 80 ans, soit l’âge moyen de la plupart de nos hommes politiques, et qui restent très attachés à la nation, dans l’idée qu’ils s’en font et ont apprise, c’est-à-dire celle qui émancipe et instruit. Qui a porté le projet colonial jusqu’à son paroxysme ? C’est la IIIe République ! À partir de là, comment porter la critique, au moment même où l’idéologie dominante en France est, en gros, la valorisation du concept républicain ?
Quelle lecture faites-vous des tentatives d’usage de l’histoire par les politiques ces dernières années, et en particulier dans cette campagne ?
Que les politiques se servent de l’histoire est tout à fait classique. Cela fait partie du mécanisme traditionnel, surtout en France, où cela a même été inventé, de Michelet à Jaurès, mais aussi, à droite, de Guizot à Taine. C’est-à-dire toute une production historienne qui fabrique du politique et qui est une tradition française. La première question qui est posée, selon moi, est celle du sens à donner à l’histoire. Une autre est de coller aux faits en restant le plus près possible de la vérité historique.
Concernant le sens, je crois qu’il y a des tentations essentialistes dans le récit historique, où tout est donné par avance, qui posent problème. Avec une nation pratiquement créée, développée de manière homogène et uniforme à travers un récit décidé d’en haut. Cela donne « la France » et son « identité », dans un essentialisme qui passe de la monarchie à la République dans une forme de centralité étatique. Alors que nous savons bien que cela ne s’est pas tout à fait passé ainsi !
Ensuite, par rapport aux faits, j’observe ce qui se passe aux États-Unis avec Donald Trump, où historiens et journalistes sont la cible du même opprobre : quand vous énoncez des faits recoupés, authentifiés par différentes sources, vous restez sous le soupçon de trahir la vérité, de la travestir. Ceux qui mettent à nu des faits sont disqualifiés ! Sur la guerre d’Algérie, il y a aujourd’hui un amoncellement historiographique considérable, plus de cinq mille ouvrages. Mais beaucoup continuent à prétendre que son histoire n’a pas été écrite par des historiens, ou n’a même pas été écrite tout court. Il est quand même incroyable de voir sur ce sujet, et sur d’autres, des idéologues prendre le pas sur l’établissement des faits !
Au-delà de la guerre d’Algérie, on voit aujourd’hui certains politiques prôner l’établissement d’un « récit national », voire d’un « roman national ». Comment y répondre ? Vous insistez notamment, dans votre dialogue avec le romancier Alexis Jenni, sur le « nécessaire agrandissement de l’histoire » [2].
C’est vraiment indispensable, simplement parce que la place de la France dans le monde a changé. On ne peut plus en rester à une histoire étroite, circonscrite aux frontières de l’Hexagone. Il faut décentrer son regard. Il y a une paresse intellectuelle à vouloir rester sur un point de vue exclusivement « national ». Or, sur l’histoire coloniale, très peu d’historiens ont travaillé en se plaçant du point de vue des colonisés. Quand il y a eu ce fameux débat sur la loi du 23 février 2005 qui parlait d’un « rôle positif de la présence française outre-mer », personne à l’Assemblée nationale, ou ailleurs, n’a songé à demander leur avis aux anciens colonisés. Alors qu’ils sont quand même les premiers concernés !
Cette conception-là est devenue impossible à l’heure d’Internet et de la circulation des informations, des images, des archives. Un discours prononcé à Alger, à Rabat ou à Dakar est connu immédiatement en France, dans les immigrations et dans le monde entier. Imaginer que l’on peut saucissonner l’histoire avec un discours pour les Français et un autre pour les anciens colonisés, ça ne peut plus fonctionner ! Ainsi, un « roman national », même s’il veut parvenir à être énoncé, ne peut pas s’élaborer de cette façon-là. Il ne le pourrait qu’en accord avec la « fiction » des autres. Ce que refusent ses promoteurs, comme s’il n’y avait qu’un seul sens de l’histoire, avec finalement la volonté de revenir à un discours très simple qui voudrait que l’histoire s’écrive par en haut, par l’État, et non plus par en bas, par les luttes sociales et culturelles, par les seuils et les ruptures. On veut en rester à une histoire classique, héroïsée, mythologisée, rédigée par les vainqueurs.
[1] La Découverte, 1991.
[2] In Les Mémoires dangereuses, Albin Michel.
Benjamin Stora Derniers ouvrages parus : Histoire dessinée de la guerre d’Algérie, avec Sébastien Vassant (Seuil), La guerre d’Algérie vue par les Algériens. T. 2 : Le temps de la politique. De la bataille d’Alger (1957) à l’indépendance, avec Renaud de Rochebrune (Denoël).