BuzzFeed : d’humour et d’info

Misant sur les réseaux sociaux, le site connaît un important succès auprès des jeunes en mêlant divertissement et sujets plus engagés. Il suit maintenant de près la campagne présidentielle.

Jean-Claude Renard  • 22 mars 2017 abonné·es
BuzzFeed : d’humour et d’info
© photo : NICHOLAS KAMM/AFP

Pas grand monde ne le connaît. C’est tout l’intérêt de l’article d’Assma Maad, en page d’accueil ce jeudi 16 mars, sur le site BuzzFeed, titré « Extrême recrue » : « Samuel Lafont, catho tradi obsédé par les “racailles” et les homosexuels, rejoint l’équipe Fillon. » Et de décliner le portrait d’un homme de 29 ans, nommé au « Pôle support » du candidat Les Républicains pour les réseaux sociaux, ancien membre du Conseil national de l’UMP et tête de liste aux européennes pour Christine Boutin en 2014, opposant ardent au mariage pour tous et « devenu l’un des porte-voix sur Twitter, un troll très souvent en roue libre et aux propos volontairement provocateurs, voire homophobes ». Un homme qui porte aussi sa haine sur les Maghrébins et les Roms.

En bas de l’article, une invitation à en lire un autre : « Ex du GUD, ex-FN, anti-IVG : on a scruté la garde rapprochée de Fillon. » Sur la même page d’accueil, des quizz (« Êtes-vous un plus gros connard que les autres ? »), des listes (« huit femmes qui vous ont probablement sauvé la vie sans que vous le sachiez ») et une foule d’articles sur « l’histoire poignante de l’homme qui écoute un vinyle à Alep », sur Fillon et ses cadeaux à Marc Ladreit de Lacharrière, sur « une intox du FN : le sympathisant accusé d’être un salarié de Canal + dément travailler pour la chaîne »

Des articles légers sur la déco, la mode, la cuisine ou à tendance érotique, des séries de quizz et de listes en apparence futiles et de l’info : telle est la marque de fabrique du site. BuzzFeed a été créé aux États-Unis en 2006. Récemment, ses articles anti-Trump lui ont valu d’être dans le collimateur du nouveau locataire de la Maison Blanche, les traitant de « tas d’ordures ratées ». Le site a développé plusieurs antennes en Europe, notamment en France en 2013. Son intention : produire des informations qui soient reprises et partagées sur les réseaux sociaux, avec un modèle économique reposant sur le « native advertising », c’est-à-dire des contenus sponsorisés par des marques (clairement affichées au-dessus de la page d’accueil, comme sur les sites du Monde, du Point ou de L’Équipe).

Installée près de la place de la République à Paris, l’antenne française compte treize personnes à la rédaction, dont six journalistes à temps plein sur l’actualité. « Au-delà du site même, explique Cécile Dehesdin, rédactrice en chef et directrice de la publication, nous sommes très présents sur les réseaux sociaux, avec notamment près de 800 000 fans sur notre page Facebook. Nous visons un public connecté, qui vit sur Internet et le Web social, et qui y puise autant ses informations que son divertissement. »

Le site peut se targuer maintenant de plus de 200 millions de visiteurs uniques mensuels dans le monde. Des visiteurs plutôt jeunes, dans la tranche des 15-35 ans. « Je suis lectrice du Monde et de Courrier international, explique Chloé [1], 23 ans, étudiante en lettres modernes, mais aussi de BuzzFeed, qui est drôle mais ne se prend pas au sérieux, propose beaucoup d’infos au milieu de nombreux classements dérisoires. » Pour Célia, 21 ans, étudiante en histoire de l’art, « on y va pour se distraire et se reposer le cerveau en fin de journée, et on y apprend des choses presque à son insu, en tombant parfois sur de petites perles. J’aime beaucoup les vidéos de la rédaction outre-Atlantique et, d’une façon générale, l’info internationale, et j’aime bien me laisser porter d’un article à l’autre en un seul clic, que je partage sur Facebook ».

Robin, architecte de 26 ans, renchérit : « On se partage les liens entre potes, quand on a envie de charrier, ou pour différentes raisons. Ça fait le buzz et c’est fait pour ça ! » De son côté, Justine, assistante sociale fraîchement diplômée de 27 ans, consulte BuzzFeed depuis « deux ou trois ans, pour [se] détendre mais pas uniquement. Les sujets abordés sont diversifiés et généralement agrémentés d’une bonne dose d’humour, à côté d’articles plus engagés qui prônent la tolérance ».

Ce qui plaît, à l’évidence, c’est le dynamisme et l’état d’esprit du site, sa diversité de tons, ses rubriques tous azimuts, son éclectisme à partager sur les réseaux sociaux. « Comme je vis encore chez mes parents, confie Clément, 24 ans, versé dans la création de jeux vidéo, et qu’ils ne regardent plus le 20 heures, je vais directement m’informer sur ma tablette, et très régulièrement sur BuzzFeed. Sur la page “news”, on lit des trucs qu’on ne voit pas ailleurs et sans doute pas à la télé. Je m’en rends compte quand je discute avec mes amis le lendemain. Par exemple, personne n’était au courant d’un reportage sur une soirée dans un bar lyonnais entre identitaires et cadres du Front national, où on tient sans scrupule des propos violemment racistes et antisémites. »

Ces derniers mois, la ligne éditoriale du site s’est nettement enrichie et musclée, avec des articles politiques et des reportages très fournis autour de la campagne présidentielle. Sous la plume de David Perrotin, se sont ainsi succédé des articles sur la manière dont « les éditorialistes se sont déchaînés contre Benoît Hamon », au soir de sa victoire dans les primaires, sur « la défense fumeuse du clan Fillon », etc. Tandis que Paul Aveline livre une enquête sur le travail supposé d’un troisième assistant parlementaire du candidat LR (Maël Renouard) ou sur les élus FN de la région Île-de-France refusant de publier leurs déclarations d’intérêt…

BuzzFeed se défend de tout parti pris. Cela n’empêche pas d’avoir « une ligne éditoriale, souligne Cécile Dehesdin, qui repose sur certaines valeurs, comme l’antiracisme ou le féminisme, et sur une recherche constante pour la partie news : celle de tenir responsables nos élus et gens au pouvoir pour leurs paroles et leurs actes. On enquête donc sur tous les élus, quelle que soit leur ligne politique. » Tourné vers les sujets liés aux discriminations, David Perrotin reprend : « Certaines valeurs défendues par BuzzFeed peuvent être classées “à gauche” par certains, “progressistes” par d’autres. On va ainsi parler d’islamophobie, enquêter sur les violences policières, fournir un gros travail sur le sexisme ou la culture du viol et évoquer les discriminations contre les LGBT. Et on peut aussi bien publier une enquête sur l’agression de Jean-Michel Baylet contre son ex-collaboratrice ou étudier les réseaux financiers de Macron. Seuls les faits nous importent pour la partie investigation. »

C’est ainsi que Paul Aveline épinglait (en janvier) les multiples plagiats de Benoît Hamon dans son livre Tourner la page, publié en 2011, ou encore les vœux de Jean-Luc Mélenchon en début d’année, sur sa chaîne YouTube, traduits en langue des signes par un interprète bien peu doué pour l’exercice. Certes, pas grand-chose à côté d’articles dénonçant l’antirépublicanisme du FN, cinglant Robert Ménard ou « l’enfarinage » de Manuel Valls. Le toutim dans un mélange d’infos, de contenus sponsorisés et de listes divertissantes susceptibles d’interpeler le lecteur. « On peut prendre leurs listes ou les quizz à la rigolade, poursuit Clément, du genre “27 fois où les Américains ont merdé en cuisine”. Mais certains d’entre eux sont très bien faits quand il s’agit de dénoncer le racisme ou l’antisémitisme. Je pense aux “14 dérapages vraiment inacceptables” ou “20 phrases que les juifs en ont marre d’entendre”. C’est aussi très intéressant dans un quizz de savoir qui, entre Laurent Wauquiez et Marine Le Pen, a déclaré telle ou telle phrase tant leurs idées se confondent. C’est une autre manière de faire campagne, sans trop appuyer, sans trop le montrer, mais efficace, en toute légèreté. » Informer et distraire, donc. L’un n’empêche pas l’autre, revendique le site. Sans doute parce qu’il appartient au lecteur de s’y retrouver.

[1] Tous les prénoms ont été changés.

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