Cinéma du réel : La fibre humaniste
Conjuguant réalisme et langage formel, exigence et éclectisme, la 39e édition du Cinéma du réel ouvre ses portes ce 24 mars à Paris.
dans l’hebdo N° 1446 Acheter ce numéro
En juin 2014, Olivier Loustau tournait La Fille du patron dans l’usine de textile Bel Maille, à Roanne. Dans cette comédie sociale, on observait un dirigeant se battre pour maintenir à flot son entreprise. L’usine servait de décor à la fiction. Dans la foulée, Charlotte Pouch emboîtait le pas au cinéaste. La réalisatrice installait sa caméra dans les murs de Bel Maille, alors en redressement judiciaire, au milieu de milliers d’aiguilles, de bobines de fil, de vastes rouleaux de tissus déployés sur des tapis roulants, de curieuses machines, de gigantesques tricoteuses animées par des ouvriers qui tous se souviennent du « tricot de la grand-mère ». Longtemps, Bel Maille a été considérée comme « la perle de l’Europe », arborant son savoir-faire. À partir de 2010, on a commencé « à licencier à tour de bras », relève un employé. À ses côtés, certains sont là depuis près de quarante ans.
C’est dans la grâce de ces machines, leur bruit sourd, le dédale des ateliers, le ballet des transpalettes et une production qui se meurt doucement, faute de commandes et de matériaux, que Charlotte Pouch filme la gravité de la situation, l’inquiétude des employés, dans l’attente d’une reprise.
Formellement remarquable, concentré à l’intérieur du site, entre plans rapprochés et plans larges, portraits tirés, Des bobines et des hommes est un film de mise à mort. De l’agonie du travail et des ouvriers. Face à un patron lâche et démissionnaire, qui s’est grassement nourri sur la bête, on a placardé sur la tôle des machines son amertume, son désarroi et sa colère : « Bureau du déserteur/1er étage » ; « Rue de l’incompétence » ; « Boulevard des futurs chômeurs ». Non sans humour noir. Car c’est tout ce qui reste. « Dans d’autres entreprises, il y a longtemps que ça aurait flambé, tempête un salarié. Je comprends qu’on en arrive à séquestrer des directeurs ». Lui va bientôt prendre « la lourde ». Comme ses collègues, restés sur le carreau.
Des bobines et des hommes fait partie de la sélection de cette 39e édition du festival Cinéma du réel, à Paris. Avec une trentaine d’œuvres en compétition, des premiers films, des courts et des longs métrages, un focus sur le cinéma de Jean Rouch, dont on célèbre cette année le centième anniversaire de la naissance, et une rétrospective Andrea Tonacci, cinéaste brésilien, proche des peuples indigènes qu’il a filmés pendant trente ans. S’il n’y a pas de tendance de fond qui se dégage, malgré tout, et comme chaque année, cette nouvelle édition est bien marquée par une fibre sociale et humaniste. Le film de Charlotte Pouch en témoigne.
Aux antipodes, d’autres drames habillent le quotidien. En République démocratique du Congo notamment, sur les terres du réalisateur Dieudo Hamadi, concentrant sa caméra sur une femme que tout le monde surnomme « maman colonelle » (qui donne son titre au documentaire), veuve et mère de sept enfants, à l’écoute des souffrances.
Installée à Bukavu, la colonelle Honorine, spécialiste de la protection des femmes, de l’enfance et des violences sexuelles, se voit mutée à Kisangani. Dans l’ordinaire des jours, subtilement, le réalisateur va déplacer sa caméra de cette femme policière en direction des victimes de la guerre des Six Jours, en 2000, toujours plongées dans le traumatisme du conflit. De témoignage en témoignage, tout se passe comme si l’on ne sortait pas des violences subies, reclus dans le souvenir.
Ghost Hunting, de Raed Andoni, recourant en partie au dessin et à l’animation pour raconter les conditions d’incarcération en Palestine, est un autre exemple du traitement filmé de l’enfermement. Le cinéaste a rassemblé une dizaine d’hommes qui, comme lui, ont connu l’expérience de la prison, pour endosser les rôles de détenus et de gardiens. Forgeron, plombier, maçon, architecte, comédien, technicien du cinéma, tous (à une exception près, le comédien) sont passés par les geôles et les cellules d’isolement de Jenine, en Cisjordanie, ou d’ailleurs, comme à la Moscobiya, l’un des principaux centres interrogatoires du Shin Beth (les services de sécurité israéliens), là même où Raed Andoni a été détenu à l’âge de 18 ans. Si la mémoire peine à mettre des mots sur une expérience douloureuse, c’est au fur et à mesure qu’ils montent eux-mêmes le décor carcéral et au fil des répétitions que la parole se libère.
Film (documentaire) dans le film (de fiction), Ghost Hunting (« la chasse aux fantômes ») relate et réveille ainsi, au plus près de la caméra, dans la sueur et la mise en scène des corps à bout de souffle, le bruit des menottes, des verrous qu’on ouvre et qu’on referme (au cœur d’une bande sonore très soignée), les interrogatoires, les violences, les humiliations, les pressions et l’oppression croissante dans des espaces exigus, les tortures répétées. Soit une répétition de l’expérience vécue dont ils ne sortent pas indemnes.
Ce qui n’enlève pas des moments de respiration. C’est précisément ce que l’on cherche à la Casa Roshell, une « maison culturelle pour la diversité sexuelle », un cabaret de transformisme à Mexico. Sensible, empathique, premier film de Camila José Donoso, tourné dans les couleurs acidulées et les clairs-obscurs où tranche un rouge à lèvres vif, Casa Roshell (qui donne son nom au documentaire) se veut un lieu d’activisme trans, mais également un havre de paix pour des êtres en déroute qui viennent regarder, séduire, s’amuser, apprendre à se costumer, à défiler, valorisant leur corps, passant des heures au maquillage, et du rire aux larmes. Au diapason d’un festival exigeant, éclectique, ouvert sur le monde, croisant les récits.
Cinéma du réel, Centre Pompidou, Paris IVe. Du 24 mars au 2 avril. www.cinemadureel.org